Surréalisme belge, l’arme de l’ironie

On dirait presque une tautologie, tant l’épithète sonne comme une évidence. À tel point que « lorsqu’il y a quelque chose de bizarre ou qui ne fonctionne pas dans le pays, on entend : “c’est la Belgique donc, forcément, c’est surréaliste” », constate Francisca Vandepitte, conservatrice aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique et commissaire d’“Imagine !”. Parfois, cela prête à sourire, mais le plus souvent c’est agaçant, car ça prouve que les gens n’ont pas idée de ce qu’est réellement ce mouvement. »

D’un l’embouteillage gigantesque à une crise ministérielle, tout est estampillé surréaliste. L’utilisation abusive de ce mot-valise montre que le concept a été dévoyé et que l’on ne sait plus vraiment ce qu’il désigne. Exceptées quelques œuvres phares de Magritte reproduites jusqu’à plus soif, que connaît-on réellement de ce mouvement prolifique qui a animé la vie culturelle de la Belgique sur trois générations ? « On peut considérer que c’est la plus importante avant-garde du XXe siècle en Belgique, parce que ce n’est pas un mouvement artistique mais un courant de pensée, un état d’esprit. Il dépasse, au fond, tous les “ismes” et c’est pour cela qu’il s’étend sur une longue période difficile à circonscrire », avance Xavier Canonne, directeur de Musée de la photo-graphie de Charleroi, et commissaire d’“Histoire de ne pas rire” à Bozar. En Belgique, il n’y a pas d’acte de naissance officiel tel que le manifeste d’André Breton en France. Donc s’il n’y a pas d’acte de naissance, il ne peut pas y avoir d’acte de décès ! C’est pourquoi il y a des gens qui ont continué longtemps, jusque dans les années 2000, à produire des textes et des expositions collectives qui revendiquent l’état d’esprit surréaliste. »Pourtant, bien malin celui qui pourrait citer un acteur phare de cette mouvance pléthorique ! « Il est clair que Magritte est l’arbre qui cache la forêt, confirme Xavier Canonne. Il a une renommée internationale, et son œuvre peut être lue et appréciée dans toutes les cultures. Alors que les autres personnalités majeures de ce courant sont essentiellement des écrivains et des poètes, dont la production est pour cela moins facile à comprendre et à montrer. » Les membres fondateurs du groupe Correspondance – Paul Nougé, Marcel Lecomte et Camille Goemans – sont en effet des hommes de lettres. Ils sont ensuite rejoints par des confrères tels que Louis Scutenaire, E.L.T. Mesens et le grand compositeur André Souris. La musique, contrairement à ce qui se passe Paris, joue un rôle considérable dans les débuts du mouvement. Mais, tout comme les textes, elle est plus difficile à appréhender qu’un tableau.

Dans un monde où l’image est reine, la production séduisante de Magritte, qui sait exploiter les mécanismes du regard, ne pouvait qu’attirer toute la lumière. D’autant plus que ses œuvres entretiennent des relations intimes avec la réclame. Avant de percer comme peintre, Magritte a commencé à gagner sa vie comme dessinateur publicitaire, réalisant des « travaux imbéciles » – travaux qu’il devra reprendre à contrecœur lors des périodes de disette pour faire bouillir la marmite. Cette formation à l’image efficace est un atout pour forger un travail artistique au fort impact visuel. Le peintre s’inspire en effet de l’imagerie commerciale pour créer ses peintures, tout en détournant les codes du langage publicitaire. Mais le succès est tel que l’arroseur se retrouve arrosé. « On observe que le surréalisme devient à son tour une puissante inspiration pour les publicitaires. En particulier Magritte, qui est le grand favori jusqu’à aujourd’hui – que l’on pense à la récente campagne imaginée par Stromae pour la voiture Mini Cooper flottant dans les nuages », remarque Marie Godet, docteure en histoire de l’art rattachée à la Fondation Marcel Mariën et commissaire du “Poids du réel. Surréalisme et objet en Belgique”, au Musée des beaux-arts de Mons. Dès les années 1930, les surréalistes se rendent compte que le succès de leurs idées et leur diffusion commencent à déformer le mouvement. Les œuvres sont avalées par la société, collectionnées, et par ricochet, galvaudées, vidées de leur substance et de leur potentiel subversif ».Les protagonistes ne sont pas étrangers à ces liaisons dangereuses, car par leur création d’objets manufacturés, ils participent eux-mêmes au brouillage des frontières entre art et consommation. Les premiers produits dérivés s’inspirant du mouvement sont commercialisés très tôt, à l’image du parfum Snuff. Ce flacon en forme de pipe, imaginé par Elsa Schiaparelli en 1939, est une citation directe du tableau de Magritte, La Trahison des images. Les ­surréalistes proclament qu’il faut investir les terrains populaires afin d’avoir un impact concret sur une large audience. Paul Nougé, l’éminence grise du groupe belge, préconisait de « s’adresser aux coquettes, aux escrocs, aux gens de foire et de commerce. Ils nous renseigneront plus exactement que les peintres ». Le but étant d’élaborer un langage à même de parler au plus grand nombre, quitte à emprunter les codes de la consommation et de la publicité, deux secteurs par ailleurs méprisés par ces artistes. « Ils utilisent des moyens similaires mais n’ont pas la même fin. L’ambition des surréalistes est d’interpeller le spectateur par la surprise, le décalage, pour l’amener à réfléchir autrement et à agir ». Mais avec le temps, leur pouvoir contestataire s’est émoussé, car on n’en a gardé que l’enveloppe séduisante.

On observe le même phénomène avec l’humour, notion presque indissociable du mouvement. S’il y a en effet une qualité que l’on prête au surréalisme belge c’est bien sa dimension humoristique. Au point de devenir une tarte à la crème et de susciter un certain malentendu. « Cette adéquation tenace s’explique par le refus de se prendre au sérieux, qui est la caractéristique un peu facile des Belges », reconnaît Marie Godet. Mais l’humour et l’ironie, qui sont des composantes fortes du surréalisme, notamment chez Magritte et Mariën, ont au fil des ans perdu de leur charge corrosive. « Il y a une dimension décalée dans nombre d’œuvres, dont le but ultime n’est pas de faire rire gratuitement. C’est une arme pour surprendre le spectateur, l’interloquer », explique la spécialiste. Cette composante s’affiche clairement dans l’œuvre de Magritte au cours de sa « période vache », durant laquelle il expose des tableaux bâclés aux teintes criardes et aux thématiques incompréhensibles. Ces œuvres en forme de pied de nez sont conçues en vue d’une exposition à Paris, ville où le peintre a été très mal reçu à ses débuts. En 1948, alors que tout le monde se l’arrache, les Français concèdent enfin à lui offrir une grande exposition. Le peintre décide alors d’organiser volontairement un fiasco en présentant des œuvres médiocres et d’un goût douteux. Le message est clair : vous n’avez pas voulu de moi, n’espérez pas que je joue le jeu maintenant que je suis au sommet. Il pousse aussi le vice jusqu’à incarner un personnage grossier et, comme prévu, l’échec de ce qui s’apparente à une performance mordante est total.

S’ils n’hésitent pas à égratigner leurs coreligionnaires français, les surréalistes ne s’épargnent pas plus entre Belges. Magritte est d’ailleurs le destinataire d’une des blagues les plus grinçantes de Marcel Mariën (1920-1993). En 1962, au faîte de sa gloire, le peintre a un peu perdu de vue ses idéaux tapageurs et se coule dans les attentes du marché, reproduisant presque en série ses tableaux les plus appréciés. Son compagnon de route lui adresse un rappel à l’ordre caustique sous forme de tract, le support de prédilection du groupe de Bruxelles. Intitulé Grande Baisse et faussement attribué à Magritte, il affiche un photomontage réalisé par Leo Dohmen, représentant la tête du peintre sur un billet de cent francs. En dessous, le texte dit en substance : j’en ai assez que mes œuvres servent la spéculation, j’ai donc décidé de solder mes peintures aux prix ci-dessous… La supercherie marche au-delà des espérances, elle est reprise par toute la presse. Magritte est chaudement félicité par ses pairs qui saluent son audace, André Breton encense cette action dans les pages de sa revue Combat. On s’en doute, la plaisanterie cinglante ne fait rire ni le principal intéressé, ni ses marchands. Cette mise en garde marque la fin de l’amitié et de la longue collaboration entre les deux artistes, qui faisaient partie du noyau historique du groupe. Mariën, qui avait conservé une radicalité intransigeante rappelle à son camarade l’un des fondements de leur profession de foi : le refus du culte de la personnalité. Dans les premiers temps, le groupe se distingue, en effet, par son art de l’effacement, il agit de manière très discrète, anonyme même. La prédilection des principaux acteurs pour la parodie, le détournement d’objets, le photomontage et le tract est d’ailleurs révélatrice de leur positionnement. Le mouvement, d’essence très littéraire, se manifeste par des interventions subtiles et discrètes, tels des grains de sable qui veulent noyauter le système et faire dérailler la machine. Un fil conducteur entre ces artistes est le recours à des objets du quotidien, légèrement modifiés. Animateur du mouvement, Paul Nougé a toujours refusé de se présenter comme son chef de file. Mais la revue Correspondance, qu’il crée en 1924, marque les débuts du surréalisme en Belgique, simultanément à l’émergence du groupe parisien. Difficile pourtant d’imaginer deux incarnations du mouvement aussi opposées que Breton et Nougé. Ce dernier fuit la lumière et ne se prive pas de tancer le « pape » Breton : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous, dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent. », ­écrit-il en 1929. Discrètes et éphémères, les créations des premiers temps sont souvent mal connues car peu de choses ont été conservées. Comme les objets qui n’avaient pas vocation à durer, ou les performances mêlant musique, déguisements et panneaux, laissant par nature peu de traces. Une des œuvres maîtresses de Mariën n’est ainsi plus connue que par sa photographie : un livre de prières plongé dans un bocal de ragoût en décomposition.

Si les groupes français et belges naissent au même moment, ils divergent toutefois sur plusieurs aspects. « Les objectifs recherchés sont très proches, il s’agit de changer la vie et de transformer le monde. Les surréalistes ne veulent pas créer une nouvelle avant-garde, mais inventer quelque chose qui dépasse l’art et qui va avoir un impact concret dans la réalité, sur la société, explique Marie Godet. Toutefois les moyens pour y parvenir sont différents, les Bruxellois ne s’intéressent pas du tout à l’écriture automatique, qui est le grand apport de Breton. Ils ne veulent pas mettre la conscience en pause pour laisser jaillir l’inconscient, mais au contraire accorder une place centrale à la conscience et essayer d’avoir un esprit aussi éveillé que possible. C’est pour eux la seule façon de se débarrasser des habitudes de pensée et de créer un monde nouveau. »Réfractaires à la notion d’automatisme psychique, les Belges ne sont par ailleurs guère intéressés par le merveilleux qui irrigue la création à Paris. Animés d’une vision plus politique, ils tentent d’avoir une action concrète dans la vie quotidienne, ce qui se traduit par un rapport plus prosaïque à l’objet. À l’exception d’une poignée d’artistes, fortement influencés par les thématiques oniriques qui séduisent tant Breton et ses amis : le rêve, le sommeil, les monstres, l’étrange, la femme… Mais cette coloration, très présente notamment chez Paul Delvaux, est aussi le fruit de l’influence des symbolistes. « À la fin du XIXe siècle, Bruxelles a constitué un carrefour culturel majeur où le symbolisme tenait une place essentielle. Nombre de ces artistes ont enseigné à l’Académie royale et formé des peintres comme Delvaux, souligne Francisca Vandepitte. L’influence du peintre Constant Montald est, par exemple, évidente. La filiation plastique et thématique est aussi très forte entre Fernand Khnopff et la génération surréaliste, notamment sur le sentiment d’étrangeté et d’ambiguïté. Parfois, il est même difficile de distinguer au premier coup d’œil ce qui relève du surréalisme ou du symbolisme. Le public va être très surpris par certaines confrontations. »La diversité d’expressions est telle qu’il est ardu de faire émerger une caractéristique propre au mouvement : on pourrait même dire que le surréalisme belge n’existe pas. D’ailleurs, Paul Nougé ne revendique pas ce qualificatif et il ne finit par l’accepter qu’au bout de dix ans, du bout des lèvres. Le vrai dénominateur commun de ces artistes est en réalité leur langue. « Le surréalisme s’épanouit presque exclusivement dans la partie francophone du pays, explique Xavier Canonne. Sans doute que le Nord, plus proche des Pays Bas, était davantage intéressé par ce qui se passait du côté de l’expressionnisme et de l’abstraction, le Sud étant plus littéraire ». La Belgique a pourtant compté deux grands foyers surréalistes, ainsi que quelques personnalités non « encartées ».

Parallèlement à Bruxelles, un autre groupe émerge en effet dans le Hainaut, en 1934, sous le patronage d’André Breton. Une condition indispensable pour exister, car contrairement à Bruxelles qui était une plaque tournante de la modernité, le groupe se fédère dans une petite ville de province. Ce ralliement sera payant : les Hennuyers accueillent une exposition d’envergure dans la petite salle communale de la Louvière, l’année suivant la création du groupe. Cet événement réunit les pointures internationales – Dali, Ernst, De Chirico – mais se solde par un flop retentissant… Outre leur proximité avec leurs pairs français, ces artistes plus jeunes se singularisent des Bruxellois par leur radicalité. « Ce mouvement voit le jour sur un terreau très politisé, car la Louvière est une région industrielle de mines d’acier où le contexte social est explosif, rappelle Xavier Canonne. En 1932, la province est secouée par de grandes grèves insurrectionnelles ; les syndicats sont dépassés et la tension était telle que les autorités interdisent les réunions de plus de trois personnes, de peur de violentes émeutes. » Ce climat joue le rôle de détonateur dans l’engagement politique des fondateurs du groupe hennuyer, Achille Chavée (1906-1969) et Fernand Dumont (1906-1945). Au sein du groupe Rupture, ces deux jeunes avocats veulent vraiment faire la révolution. Contrairement aux Parisiens, qui ont massivement émigré durant la Seconde Guerre mondiale, les Belges restent aux avant-postes et certains combattent sur le front. Militant communiste, Chavée s’engage ainsi dans les Brigades internationales en Espagne. Des membres de premier ordre sont très actifs au sein de la Résistance, à l’instar du photographe Marcel Lefrancq et surtout de Fernand Dumont, qui entre dans la clandestinité et meurt en 1945 à Bergen-Belsen.