Art moderne

Anna-Eva Bergman, que la lumière soit !

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 25 avril 2023 - 2092 mots

Après la rétrospective en 2019 de Hans Hartung qui fut son époux, Anna-Eva Bergman fait vibrer les cimaises du Musée d’art moderne de Paris. Dans un parcours chronologique, on contemple son voyage intérieur jusqu’à son éclosion à la lumière, au mitan de sa vie.

D’un coup, le ciel se déchire. Ce 17 juin 1948, à 39 ans, Anna-Eva Bergman se trouve au milieu de sa vie, dans le midi solaire de son existence. « Le calcul est trop beau pour ne pas être relevé, surtout quand on sait l’importance cruciale et mystique qu’Anna-Eva attribuait aux chiffres », écrit Thomas Schlesser, directeur de Fondation Hartung Bergman dans sa biographie Anna-Eva Bergman. Vies lumineuses [Gallimard, 380 p., 29 €]. « C’est à une semaine près, le très précis point mitan de sa vie en plus d’être celui du millésime en cours. C’est le point d’équilibre des 28 545 journées qui ont pavé son chemin de la naissance à la mort. Et là, tout juste là, elle met par écrit dans son classeur la loi cardinale de sa perception de l’œuvre d’art », observe-t-il. Désormais, il s’agira pour Anna-Eva de recréer par son art une partie de l’univers, demeurant au plus pur d’elle-même, peignant des montagnes, des lignes d’horizon, des demi-barques qui, dans les mythes norvégiens, annoncent l’imminence de la mort quand on en rêve, des tombeaux, des astres, des pluies, des vagues, sur des feuilles d’or ou d’argent appliquées sur la toile… Ses œuvres d’une ferveur cosmique se déploient aujourd’hui sur les cimaises du Mam, dans l’exposition « Anna-Eva Bergman. Voyage vers l’intérieur », première grande rétrospective de cette artiste en France, pour raconter la quête de cette peintre restée quelque peu dans l’ombre de son époux, Hans Hartung. « Anna-Eva Bergman a voyagé toute sa vie. Ses voyages, qui sont aussi des moments où elle se recentre sur elle-même, ont eu des répercussions considérables sur sa vocation artistique comme sur sa vie de femme », explique Hélène Leroy, commissaire de l’exposition.

Hans Hartung, le coup de foudre

S’il lui faut quarante années pour devenir elle-même, Anna-Eva Bergman porte les germes de cette épiphanie depuis l’enfance : elle appartient à cette lamentable et magnifique famille des nerveux, dont Proust écrit qu’elle est le sel de la terre. Elle naît à Stockholm, le 29 mai 1909. Ses parents divorcent six mois plus tard et l’enfant grandit dans le foyer de son oncle et de sa tante, avec ses deux cousines, dans un port au sud-est de la Norvège, à l’embouchure du fleuve Glomma, le plus grand de Scandinavie. Souvent humiliée, peu chérie, Anna-Eva vit une enfance douloureuse. Dans sa solitude, elle scrute les travers des cœurs des hommes et contemple la beauté des paysages, où la lumière pardonne, et, parfois, observe avec ravissement son oncle Daniel copier les peintres norvégiens de la Galerie nationale d’Oslo. Elle se raconte des histoires, dessine et peint – des paysages surtout –, admire William Turner et Edvard Munch. À 16 ans, cette jeune fille timide décide de vouer sa vie à l’art et rejoint sa mère voyageuse. Bien que frappée par une maladie de la vésicule biliaire qui ne la lâchera pas sa vie durant, Anna-Eva apprend à dessiner et à peindre à Oslo, à Vienne, à Paris enfin. Là, dans ce Paris des Années folles, dont rêvent les artistes du monde entier, la jeune femme qui n’a pas encore 20 ans croise dans un bal un jeune artiste sans le sou : Hans Hartung. Un coup de foudre. Qu’importe si elle n’est pas encore majeure, si sa mère s’inquiète ou si Hans est pauvre. Hans et Anna-Eva se marient. Pendant qu’il peint, elle dessine beaucoup, avec humour et vivacité, et publie ses dessins dans les journaux : des familles en promenade dominicale, des cuisinières au fourneau, des émigrants allemands, des buveurs de bar, une cavalière de cirque… Il lui suffit d’un trait, d’une couleur pour donner le sentiment du mouvement et de la vie.

Bientôt, Anna-Eva et Hans partent vers la lumière du Sud. Sur l’île de Minorque, les amoureux se construisent une maison sur la plage, ils contemplent la mer aller avec le soleil, comme dans un film de Godard, et, surtout, ils créent. Anna-Eva, passionnée déjà par ce nombre d’or qui fascine géomètres et artistes depuis l’Antiquité, peint les rues, les maisons, l’église du village, en même temps qu’elle s’amuse à écrire un livre illustré de recettes du monde. Certes, Anna-Eva et Hans souffrent aussi, beaucoup, du typhus que contracte Anna-Eva, de problèmes d’argent, etc. Enfin, accusés d’espionnage, ils finissent par être chassés de l’île. Ils garderont pourtant un souvenir radieux de ce qu’ils considéreront comme un paradis perdu qu’ils n’auront de cesse de vouloir retrouver.

La rupture : le besoin de liberté

Perdu, le paradis l’est pourtant assurément en cette fin des années 1930, où le nazisme arrive au pouvoir en Allemagne. Anna-Eva ne veut plus de cette nationalité acquise par son mariage. Surtout, le couple chassé de Minorque bat de l’aile. Anna-Eva, hospitalisée à Berlin en 1937, reçoit une lettre de Paris, chargée de reproches de son époux lointain. Elle lui répond en lui annonçant leur rupture. Elle a besoin de solitude et de liberté. Anna-Eva emprunte un peu d’argent à l’une de ses tantes et part à la découverte de l’Italie. Elle y rencontre Fra Angelico, dont la « piété cosmique » la bouleverse. Elle emploiera ce même mot pour Jean-Sébastien Bach et, plus tard, quand elle le retrouvera, pour Hans Hartung. « En découvrant à travers Fra Angelico une profondeur qu’elle n’avait sans doute pas trouvée dans l’art moderne, Anna-Eva Bergman gagne en sérieux, en gravité », observe Thomas Schlesser. Cette piété cosmique émanera, un jour, de ses tableaux…

Pour l’heure, elle regagne la Norvège, écrit et dessine pour la presse, avec talent, critiquant quand elle le peut les nazis. « C’est pour elle un moment de maturation, un long cheminement au cours duquel elle s’accomplit peu à peu », observe Hélène Leroy. Dans son trait, se manifeste déjà le rythme et la pureté de la ligne qu’elle cherchera dans ses paysages. « Je veux dessiner le mouvement – le mouvement même et son rythme. Je veux créer la vie », écrira-t-elle dans ses carnets. Anna-Eva rédige aussi un récit autobiographique, Turid en Méditerranée, relatant sa vie à Minorque avec Hans Hartung. Parmi ses lecteurs, un architecte octogénaire, Christian Lange, avec qui elle se lie d’amitié. Christian Lange partage avec Anna-Eva sa fascination pour le nombre d’or et l’initie aux techniques des feuilles de métal utilisées par les bâtisseurs du Moyen Âge. Quand son heure sera venue, Anna-Eva reprendra ses pinceaux et introduira dans ses tableaux ces feuilles d’or ou d’argent.

Le rappel à l’art

Car l’appel du royaume où tout n’est qu’ordre et beauté résonne en elle de plus en plus fort. En 1946, Anna-Eva reçoit un paquet de Hans contenant dessins et aquarelles du temps de leur vie commune. Ce colis produit en elle une « explosion », écrira-t-elle plus tard : il la rappelle à l’art. Elle est alors mariée depuis deux ans avec Frithjof, le fils de Christian Lange. Las, malgré ses qualités humaines, Frithjof, qui aspire à une vie bourgeoise, ne comprend pas les tourments et la métamorphose intérieure que vit alors son épouse. En 1947, elle compose un modeste tableau, appelé Solitude, représentant une maison, construit avec le nombre d’or. « Chaque couleur doit être vivante, doit avoir la place de vibrer », écrit-elle dans son journal. Pour elle, une peinture « doit avoir une dimension classique – une paix et une force qui obligent le spectateur à ressentir le silence intérieur que l’on ressent quand on entre dans une cathédrale. » Ainsi, alors que son mariage avec Frithjof se délite, alors qu’Anna-Eva est hospitalisée une énième fois et croit cette fois l’heure de sa mort venue, le ciel, donc, se déchire. Comme sur ce tableau du Caravage, La Vocation de saint Matthieu, où la lumière du Christ déchire les ténèbres et où le collecteur d’impôts comprend qu’il est appelé à une vie autre, plus grande, plus belle, où le ciel est à sa place. Anna-Eva Bergman met par écrit la loi cardinale de sa perception de l’œuvre d’art dans sa « logique philosophique du nombre d’or », qui lui permet de rendre sensible la puissance expressive du nombre d’or : « Les figures géométriques qui apparaissent quand on divise un pentagone par des lignes […] ont réciproquement la même relation les unes aux autres. Il est de ce fait naturel qu’une figure aussi idéale soit à la base de l’art classique. L’art est une manière de créer – ou de recréer – une partie de l’univers. Et il faut suivre les règles d’or de l’univers. » Désormais, le meilleur est à venir.

Retour en Norvège

En 1950, Anna-Eva Bergman embarque sur un bateau qui la mène au large de la Norvège, au cap Nord, vers les îles Lofoten et le Finnmark. Elle y admire le soleil de minuit, la lumière du Nord, dans laquelle les montagnes semblent devenir transparentes. « Lors de ce voyage, où elle découvre son propre pays, Anna-Eva Bergman se recentre sur elle-même : c’est un tournant dans son existence », observe Hélène Leroy. Ses formes se renouvellent alors en profondeur : pierres, falaises, stèles, fjords, montagnes construites au nombre d’or, corps célestes et, plus tard, lacs, glaciers, horizons, océans ou ces mystérieuses demi-barques. C’est dans les années 1950, aussi, qu’Anna-Eva commence à peindre sur des feuilles de métal, qui transparaissent sous la peinture qu’elles rendent vibrante. « Tout paraît n’avoir pas encore été ébauché – la matière n’existe pas », écrira-t-elle à Hans Hartung. Lui-même, en 1968, reprendra cette idée en déclarant que son univers pictural est le « pas encore créé ». Mais ce terme s’applique aussi bien à l’œuvre de Bergman à partir de ce voyage. La figure humaine, qu’elle saisissait avec un trait si mordant dans ses dessins pour la presse, disparaît de ses tableaux. Quand Anna-Eva retourne en Norvège quatorze ans plus tard, elle est cette fois accompagnée de Hans Hartung. Ces deux-là se sont retrouvés à Paris en 1952, à l’occasion de la rétrospective de Julio González, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Hans est marié avec Roberta González, la fille du sculpteur. Anna-Eva l’est encore avec Frithjof. Après avoir chacun divorcé de leur côté, Anna-Eva et Hans s’épousent pour la seconde fois, en 1957. Ils ne sont plus les mêmes jeunes gens inquiets qu’à 20 ans. « S’il doute toujours de lui-même, Hans Hartung est en train de devenir un peintre très reconnu : il est arrivé à ce qu’il ambitionnait. Anna-Eva et lui sont devenus pleinement eux-mêmes. De plus, leurs revenus rendent leur vie plus facile et ils sont entourés d’artistes, comme Soulages ou Zao Wou-Ki », explique Thomas Schlesser. Hans Hartung est désormais un artiste reconnu. Anna-Eva a trouvé sa voie propre. En Norvège, ils restent nuit et jour sur le pont, fascinés par la lumière boréale et les paysages nordiques. Désormais, sur ses toiles monumentales peintes sur feuilles d’or, Anna-Eva peut exprimer sa piété cosmique par une ligne vibrante qui exprime sa ferveur, et toute la beauté.

À Antibes, le paradis perdu de Minorque

Est-ce pour contempler ce mystère du Fiat lux ou cette lumière méditerranéenne dans laquelle baigna, il y a des siècles, Fra Angelico, qu’Hans et Anna-Eva s’installent à Antibes, où ils construisent sur une colline dominant la mer une villa blanche et épurée, évoquant l’architecture méditerranéenne ? Peut-être. « Sans doute aussi veulent-ils y retrouver l’éternité de leur paradis perdu de Minorque », suggère Thomas Schlesser. Certes, à Antibes comme à Minorque, Anna-Eva et Hans continueront de souffrir. Et la mort d’Anna-Eva y sera douloureuse et tragique. Mais qu’importe, puisqu’ils y auront contemplé le monde avec ferveur et auront fait vibrer l’univers sur leurs toiles ! Écoutons donc Anna-Eva Bergman : « La lumière me met en extase […]. On a l’impression d’une couche d’air entre chaque rayon de lumière et ce sont ces couches d’air qui créent la perspective. C’est mystique. »

L’exposition Anna-Eva Bergman 

À travers plus de deux cents œuvres, dont une centaine proviennent du don exceptionnel consenti par la Fondation Hartung Bergman au Musée d’art moderne en 2017, la rétrospective consacrée à Anna-Eva Bergman nous propose un voyage au cœur de l’œuvre de cette artiste encore méconnue du grand public, pourtant reconnue et exposée dans le monde entier de son vivant. Chronologique, le parcours nous invite à découvrir sa quête artistique, de ses premiers dessins humoristiques à ses paysages cosmiques, ses stèles, ses barques, ses tombeaux, ses pluies ou ses feux, en suivant son cheminement intellectuel et artistique. Il s’accompagne de photographies, de dessins et de documents d’archives dont de nombreux inédits, provenant des collections de la fondation à Antibes.

« Anna-Eva Bergman. Voyage vers l’intérieur »,
jusqu’au 16 juillet 2023. Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 30. Tarifs : 13 et 15 €. Commissaire : Hélène Leroy. www.mam.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : Anna-Eva Bergman, que la lumière soit !

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