Société

Chronique

Le métier perdu ?

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 14 février 2019 - 603 mots

PARIS

Artiste. L’histoire est si généreuse qu’elle peut se payer le luxe d’offrir à la même époque deux tendances opposées.

Dosso Dossi (180/90 - 1542), <em>Jupiter peignant des papillons, Mercure et la Vertu</em>, 1524, huile sur toile, 111,3 x 150 cm
Dosso Dossi (1480/90 - 1542), Jupiter peignant des papillons, Mercure et la Vertu, 1524, huile sur toile, 111,3 x 150 cm

Sans doute faut-il en conclure que, si elles sont contraires, elles ne sont pas contradictoires. Ainsi en est-il de la question, très ambiguë, de la professionnalisation des activités culturelles et, pour commencer, des activités artistiques. Ambiguë, parce que la religion moderne de l’art a du mal à accepter l’intrusion de l’argent et du métier dans le schéma idéal de la « vocation » – terme dont l’origine ecclésiastique dit tout. Claude Lévi-Strauss fut l’observateur des sociétés traditionnelles que l’on sait, mais il était aussi le fils d’un peintre « académique » : à ces deux titres il polémiquera, au soir de sa vie, avec Soulages autour de cette fameuse notion de métier, dont il diagnostiquait et regrettait la « perte ».

Les modernes n’avaient sans doute pas perçu la contradiction qui, dans la foulée de la libération des traditions et des censures, ouvrait sa béance. Car les temps modernes sont aussi ceux du triomphe de l’individu. D’un côté, toute une technologie nouvelle, à la fois cause et conséquence de l’individualisme, va contribuer à brouiller la frontière amateur/professionnel – les photographes en savent quelque chose –, de l’autre, la religion artistique elle-même s’est mise à fabriquer ce qui va l’affaiblir : le prestige accru de l’artiste a multiplié, de la musique à la bande dessinée en passant par le design ou le graphisme, les parcours de formation conduisant à ce qui, du coup, ne peut pas s’appeler autrement qu’un métier.

Rien de plus significatif que la petite révolution qui est en train de changer les règles d’accession à la littérature – là où, précisément, paraissait régner dans toute sa splendeur le « créateur » auto-institué. Protestante, pragmatique et économique, la société américaine a, dans ce domaine, systématisé les cours de creative writing. Il suffit de lire la biographie des plus jeunes écrivains du monde occidental pour voir que la proportion de celles et ceux qui sont passés par ce type de cursus ne cesse d’augmenter. Récemment s’est créée en France une « Ligue des auteurs professionnels » : l’adjectif dit tout, aux antipodes de la notion de « gens de lettres » qui avait présidé, au milieu du XIXe siècle, à la création de la Société du même nom. L’auteur professionnel sera de plus en plus souvent issu d’un cursus d’« écriture de création » ; il négociera sans état d’âme ses contrats avec les éditeurs par l’entremise d’un « agent » – autre figure d’origine anglo-saxonne en plein essor –, il sera de plus en plus sollicité de travailler en équipe – façon scénariste de série télévisée, drivé par un showrunner.

Assurément la coexistence, dans tous les domaines de l’art, d’une masse d’amateurs et d’une poignée de professionnels n’a rien pour surprendre ; ce qui change, c’est moins la poignée que la masse. Au reste, on peut y voir un effet des progrès d’une conception démocratique de l’art, supposé être désormais accessible, suivant la formule consacrée, « au plus grand nombre ». On peut y voir, aussi, le progrès de ce qu’il faut bien appeler, en fonction de ce qui précède, un athéisme culturel. Dans l’affaire, l’artiste perd quelques plumes de sa panoplie cléricale : plume du mystère de la création, plume de l’ineffable, plume de l’originalité, Il retourne à son statut prémoderne d’artisan, où le peintre d’images peignait des images comme l’ébéniste fabriquait un meuble.

On pourrait même arriver à cette situation paradoxale, ou plutôt inversée, où le vrai créateur, autonome, original et non-conformiste, serait l’amateur, autodidacte et désintéressé, œuvrant dans un monde où l’artiste majeur serait le facteur Cheval, seul de son genre dans un univers rempli de petits Corbusiers.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°516 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Le métier perdu ?

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