Biennale de Venise

Jean-Pierre Bertrand

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juin 1999 - 974 mots

Pour la Biennale de Venise, Jean-Pierre Bertrand a voulu destructurer le pavillon français, l’installer au bord de l’écroulement, le transformer. L’or, le cédrat et le citronnier sont les matériaux privilégiés de cette nouvelle installation mêlant également œuvres sur papier aux allures de peaux parcheminées et lettres en néon-argon jaune.

Publié en 1719, l’ouvrage de Daniel Defoe, The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe of York, Mariner, devait connaître un succès immédiat et considérable. Le récit imaginaire qui le fonde et qui raconte la vie esseulée de Robinson dans l’île où un naufrage l’a jeté est notamment l’occasion pour l’auteur de développer toute une réflexion sur la lutte de l’individu contre la solitude. En 1972, 253 ans après sa publication, Jean-Pierre Bertrand consacre à cet ouvrage un travail qui le conduit à constituer un ensemble de 54 photographies. L’intérêt de l’artiste pour ce livre est qu’il lui offre « toute une série d’éléments qui alimenteront sa démarche, qu’ils soient d’ordre plastique comme le citron, utilisé en tant que tel ou pour son jus, ou d’ordre méthodologique comme l’exploration de la science des numéros ». Quand on sait en effet l’importance qu’attache l’artiste aux chiffres dans son œuvre, et plus particulièrement au nombre 54, lequel correspond à l’âge de Robinson lorsqu’il quitte son île d’après les calculs que s’est appliqué à refaire l’artiste lui-même, on comprend mieux la portée symbolique de ce qui structure la démarche de Jean-Pierre Bertrand. En cette année 1999, la dernière du siècle, où l’artiste est invité à représenter la France à Venise, le simple jeu de la somme de 54 et de son double miroité 45, laquelle égale 99, prend dès lors un sens particulier.

Citron, miel et sel
S’il a tout d’abord étudié les techniques du cinéma et travaillé comme assistant sur plusieurs films avant d’exposer ses travaux à la galerie Sonnabend en 1972, Jean-Pierre Bertrand appartient à cette génération d’artistes des années 70 pour lesquels il n’est aucun esprit de système. Son art qui requiert des pratiques hétérogènes et inclassables (photographie, film, dessin, objet...) et qui use de matériaux les plus divers et les moins attendus (acrylique, citron, miel, sel...) n’en est pas moins porté par une préoccupation fondamentalement picturale. S’emparant de toutes sortes de surfaces d’inscription, il occupe également tant une simple petite feuille qu’un très grand morceau de papier, envahissant volontiers l’espace dans la mise en œuvre de véritables installations constituées par la multiplication de modules identiques ou variés. Ces surfaces qui sont tantôt peintes, tantôt imprégnées et imbibées de la substance des matériaux organiques employés, tantôt les deux à la fois, sont ordinairement encadrées de cornières métalliques qui les arriment à la cimaise dans un puissant rapport au mur. Il y va chaque fois d’un dispositif particulier qu’induit le lieu dans lequel Jean-Pierre Bertrand est invité à intervenir et qui en appelle, dans une recherche de rythme, tant à l’aléatoire qu’au mathématique. La démarche de Bertrand repose sur une subtile relation entre tous les éléments constitutifs de son vocabulaire, dans un écart entre le manifeste et le latent, le visible et l’invisible, le défini et l’infini. « Défi insensé de rendre communicable l’incommunicable, de faire affleurer l’évidence, l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand s’inscrit dans un rapport profondément existentiel au monde, fait de doutes et d’incertitudes, mais aussi de silence, de beauté et d’éblouissement », note justement Béatrice Parent à cet égard. Quelque chose est à l’œuvre dans son travail qui procède d’écarts, entre une délicatesse extrême et une violence contenue, entre une suspension et un lent processus de transformation, entre la joie du vivant et l’inéluctable d’une disparition. Il y est question de ces choses fondamentales qu’un rien dévoile, qu’une tache révèle, qu’une percée excède. Subtile alchimie entre la matière et l’esprit. Rumeur enfouie. Lumière aveugle. Tout y est orchestré pour que, « dans ces écarts, l’œuvre y a lieu, alors que l’œil se dédouble à l’infini des lectures, des mémoires, des méprises et des images » pour reprendre les mots de Denys Zacharopoulos.

La transmutation du pavillon français
L’intervention de Jean-Pierre Bertrand dans le pavillon français à Venise procède d’abord et avant tout de la volonté d’une déstructuration qui a pour effet de fragiliser le bâtiment, de l’installer au bord d’un écroulement et d’inviter somme toute le spectateur à l’expérience d’une remise en question. Si cette attitude n’est éminemment pas innocente du contexte extérieur et du bruit qui agite le monde au moment où il opère, elle l’est tout autant d’un siècle qui s’achève sans trop savoir où il a été conduit et ce qui l’attend. Mais cette intervention vise surtout à la transformation, voire à la transmutation du site. L’or, le cédrat et le cédratier en sont les matériaux privilégiés et l’artiste en exploite les ressources tant plastiques que symboliques pour faire du lieu une œuvre et de l’œuvre un lieu. Il couronne ici de cédratiers la balustrade de l’entrée recouverte d’or. Il excave là le sol d’une salle, y installe une passerelle comme en lévitation et y accroche tout un ensemble de peintures. Ici, il creuse des niches pour y aligner des séries de petits formats jaunes ; là, il dresse d’immenses plaques dont le papier ressemble à des peaux parcheminées. Ailleurs, il suspend comme des fils de lumière Fifty four yellow letters hanging from above like yellow citrons, une œuvre faite de 54 lettres en néon-argon jaune distribuées selon un dispositif où l’énoncé linéaire de la phrase disparaît.
Loin de toute illustration métaphorique du thème de Robinson Crusoe, l’œuvre de Jean-Pierre Bertrand n’en est pas moins instruite et celle de Venise en porte une subtile saveur. La façon dont en use le héros de Daniel Defoe sert en fait d’exemple à l’artiste pour en proposer un usage autre mais tout aussi régénérant et capable d’une sorte de renaissance. Réelle ou symbolique, peu importe. L’essentiel est qu’il y va d’une expérience et d’un partage.

VENISE, Giardini, pavillon français

13 juin-7 novembre. Jean-Pierre Bertrand est représenté par la galerie de France qui présente des œuvres récentes sur son stand à la foire de Bâle, 16-21 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°507 du 1 juin 1999, avec le titre suivant : Jean-Pierre Bertrand

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