Art moderne

Monet et la modernité

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 avril 2002 - 1841 mots

Avec Cézanne, Picasso, Matisse et quelques autres, Claude Monet compte parmi les peintres les plus sollicités par le regard contemporain. La Fondation Beyeler montre dans quelles mesures les innovations du maître de Giverny ont pu se répercuter dans l’art moderne et jusque dans la création la plus actuelle.

L’œuvre de Monet, forte d’une aventure de quelque soixante ans et riche de formulations plastiques toujours innovantes, n’a de cesse d’être l’objet de toutes sortes d’études dont les conclusions mènent à la considérer comme exemplaire – et ce, à plus d’un titre. Il faut bien dire qu’après l’invention de l’impressionnisme, l’époque de Giverny, notamment rythmée par la pratique des séries, est pour le peintre l’occasion d’une imposante production d’images dont la fortune critique s’avère inépuisable. On sait le rôle déterminant que Kandinsky a prêté à la découverte qu’il fit des Meules, à Munich, en 1895, dans l’instruction de l’abstraction. On sait combien le regard qu’a porté Malevitch sur les Cathédrales de Rouen, à propos desquelles il a publié en 1919 un texte définitif, l’a conforté dans la réflexion du suprématisme (L’Œil n°504). On sait l’influence que la liberté gestuelle des Nymphéas a opérée sur la génération américaine de l’expressionnisme abstrait des deux écoles de New York, de Jackson Pollock à Joan Mitchell. On sait enfin la part sensible dont la seconde Ecole de Paris est redevable à Monet dans l’élaboration d’une peinture lyrique, émotionnelle et abstraite. Ce sont là toutes sortes de situations que les historiens de l’art n’ont pas manqué de décortiquer au cours des décennies passées, visant à montrer tel ou tel aspect de l’influence picturale de l’œuvre du peintre. Et les gloses se sont multipliées : les unes à propos d’écriture mêlée, les autres d’espace inversé ; les unes à propos de vision panoramique, les autres d’immersion picturale. Chacun y est allé de sa plume, toujours avec pertinence et justesse, mais tous quasi obnubilés par la seule et unique remise en question de la peinture, sinon du tableau. Tous exclusivement préoccupés à enquêter du côté de l’utilisation inédite qu’en proposait l’artiste au regard des conventions en usage et des habitudes perceptives sur lesquelles reposaient des siècles et des siècles d’histoire de l’art. Les analyses qui ont été développées à ce propos convergent toutes dans un même sens alors qu’il convient de faire la part des choses entre l’apport des séries des années fin 1880-début 1900, telles que la Creuse, les Meules, les Peupliers, les Cathédrales de Rouen, les Matinées sur la Seine, les Londres  et l’aventure tout à fait singulière des Nymphéas. De fait, on ne peut appréhender celle-ci de la même façon que les autres pour deux raisons au moins. La première concerne le sujet lui-même, à savoir le bassin des nymphéas, créé de toutes pièces par l’artiste pour les besoins de son travail ; la seconde, c’est l’exceptionnelle durée pendant laquelle le peintre en poursuit l’étude, de 1897 à sa mort en 1926. Curieusement, les exégètes de Monet sont peu nombreux à s’être véritablement intéressés au concept fondateur des Nymphéas, au projet qu’a Monet de réaliser une œuvre qui l’oblige en amont à tout un ensemble d’actes et de gestes qui ne sont pas a priori d’ordre esthétique mais qui sont la condition sine qua non de sa mise en forme.

De l’impressionisme au Land Art
S’intéressant au seul résultat pictural, ils n’ont pas vraiment pris la mesure de ce que ce projet sous-tendait d’une posture très contemporaine, comparable à celle qui a conduit les artistes du Land Art dans les années 60 à sortir de leur atelier pour aller travailler, non « sur le motif », mais in situ, dans une relation directe avec la nature, se servant d’elle comme support et comme matériau. Certes, la démarche du peintre de Giverny, d’une part, et celle d’artistes comme Robert Smithson, Robert Morris, Sarah Holt, James Turrell ou Walter de Maria de l’autre, sont différentes, comme le sont leurs objectifs et leurs modalités respectives. Il n’en reste pas moins qu’elle est animée des mêmes intentions dans une volonté commune de dire le monde, de le faire voir, de l’inscrire et, finalement, de s’y inscrire. Peu parmi ces historiens se sont en effet intéressés à l’attitude, pourtant puissamment novatrice pour l’époque, d’un artiste qui va jusqu’à envisager de modeler la nature afin de la faire comme il souhaite qu’elle soit pour mieux s’en inspirer. A l’inverse, on peut s’étonner de ce que les commentateurs du Land Art ne se soient pas attachés à relever de façon davantage explicite l’indiscutable analogie qui existe entre l’aventure de l’auteur des Nymphéas et celle des artistes de ce mouvement. Il est intéressant à ce sujet de reprendre le magnifique texte publié par Gaston Bachelard dans la revue Verve en 1952, intitulé Les Nymphéas ou les surprises d’une aube d’été. Quelques lignes suffisent au poète-philosophe pour qualifier la puissante motivation du peintre : « Le monde veut être vu : avant qu’il y eût des yeux pour voir, l’œil de l’eau, le grand œil des eaux tranquilles regardait les fleurs s’épanouir. Et c’est dans ce reflet – qui dira le contraire ! – que le monde a pris la première conscience de sa beauté… Claude Monet aurait compris cette immense charité du beau, cet encouragement donné par l’homme à tout ce qui tend au beau, lui qui toute sa vie a su augmenter la beauté de tout ce qui tombait sous son regard ». Transformer la nature pour en faire un lieu de réflexion de la beauté du monde, tel est bien le projet de Monet. A Giverny, le bassin qu’il a fait creuser en lieu et place d’un terrain, acquis par lui à cette fin, situé de l’autre côté de la route qui borde sa propriété, est une création totalement artificielle qui a nécessité un énorme travail de terrassement ainsi que le détournement d’un petit ru voisin.

Une expérience physique directe
Qu’en est-il de la Spiral Jetty que Smithson établit en bordure du Grand Lac salé ? Des Sun tunnels que dispose Holt dans le Great Basin Desert ? De ce Lightning Field qu’imagine de Maria au Nouveau Mexique ? De cet Observatory qu’édifie Morris au Pays-Bas ? Du projet de Roden Crater que développe Turrell dans l’Arizona ? Ce sont là autant de dispositifs, conçus et réalisés à partir d’une intelligence sensible de la nature, destinés à l’appréhension du monde et offerts à la lecture du cosmos. « Le monde veut être vu » écrit Bachelard. Ce sont là autant de situations qui l’en assurent, tout comme les infinis jeux de reflets que le bassin de Giverny multiplie en surface et dont les tableaux de Monet se font l’écho. Sans être de « l’astronomie à l’œil nu », comme en parle Charles Ross à propos de son projet intitulé Star Axis, quelque chose d’une même « expérience physique directe, émotionnelle et sensorielle de notre lien entre la Terre et les étoiles » relie à travers la spécificité de leurs œuvres les démarches de Monet et des artistes du Land Art. Par-delà ce mouvement, dans cette façon d’intervenir sur la nature et de se servir de ses propres matériaux pour faire œuvre, force est de considérer que l’exemple de Monet n’a de cesse d’engendrer des formulations plastiques les plus diverses. Il en est ainsi des œuvres photographiques de Nils-Udo, arrêts sur image d’un instant du monde créé artificiellement par l’artiste, ou des installations d’Erik Samakh qui sont chaque fois une invitation à se remettre au diapason de la nature, à en réapprendre à la fois l’écoute et le regard. Entamée dès 1897, la série des Nymphéas a occupé le peintre pendant près de trente ans, exigeant de lui à un moment donné qu’il envisage la construction d’un atelier particulier pour lui permettre de réaliser un environnement pictural à 360 degrés. Non seulement le fait est alors inédit dans l’histoire de l’art, mais le traitement du même sujet sur une aussi longue période est une première. Cet attachement à un même motif, que l’on serait tenté de rapprocher de celui d’un musicien ou d’un écrivain, a ouvert le champ à toutes sortes d’attitudes radicales, voire extrêmes. Une fois de plus, l’exemple de Monet de faire d’un projet d’œuvre un projet de vie a contribué à instruire dans le domaine de l’art un nouveau type de rapport entre l’artiste et sa production. A la démonstration d’une diversité thématique, Monet a opposé en s’enferrant dans le mode sériel la richesse et la puissance d’une unité, rendant possible le fait de s’atteler à un projet univoque, pourvu qu’il soit conceptuellement et formellement illimité. Le choix que les artistes contemporains ont fait de s’en tenir à une forme ou à une modalité n’est en effet pas étranger à cette obstination et cette rigueur qui caractérisent la démarche de Monet. Il en est ainsi d’artistes aussi différents que Claude Viallat avec sa forme aux allures d’osselet, Niele Toroni avec ses empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm ou encore Daniel Buren avec ses bandes rayées comme outil visuel exclusif. Autant d’exemples auxquels on pourrait ajouter la quête de l’infini via le bleu chez Yves Klein, le pollen chez Wolgang Laib ou le nombre chez Opalka. Si leur manière de faire œuvre procède de résolutions plastiques qui n’appellent aucune comparaison possible avec les Nymphéas, c’est d’une semblable persistance toutefois que leur œuvre se constitue : du choix d’une forme, d’un matériau ou d’une couleur, déclinés à l’envi dans l’espace et le temps. Que dire alors des Nymphéas à l’heure du numérique, du pixel et du tout-écran ? A ce propos, rappelons simplement que les décorations de l’Orangerie ont été inaugurées en 1927, l’année même où Abel Gance projetait son Napoléon sur trois écrans géants.

- L’exposition
Elle est consacrée à l’œuvre tardive de Monet et à ses incidences sur la peinture moderne de l’après-guerre. 40 chefs-d’œuvre de l’artiste sont mis en présence de créations d’autres artistes qui lui sont liés par des affinités spirituelles, tels que Rothko, Sam Francis ou Gerhard Richter, mais aussi Joan Mitchell, Nicolas de Staël, Willem de Kooning, Yves Klein. Contrairement à l’exposition de Munich, l’œuvre de Monet est présentée « en bloc », distinctement de ses successeurs. Ainsi, dans la grande salle de l’extension, on verra deux œuvres majeures, le diptyque de Zurich et le triptyque conservé à Riehen, cohabitant dans l’esprit de la « Grande décoration ». Une section particulière s’interroge sur la postérité de l’artiste au-delà du XXe siècle et sur les liens qui peuvent exister entre les conquêtes picturales de l’impressionnisme et l’esthétique électronique de l’art vidéo et des créations assistées par ordinateur. Le passage du tableau de chevalet analytique à l’image électronique est abordé dans un prologue par la juxtaposition des tableaux de Monet et des peintures élémentaires de Robert Ryman. L’« Impressionnisme numérique » montre donc des œuvres de Nam June Paik, Pipilotti Rist, Norbert Meissner, Diana Thater, Sabina Baumann. « Claude Monet... jusqu’à l’impressionnisme numérique », Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen/Bâle, tél. 00 41 61 645 97 00 ou www.beyeler.com Du 28 mars au 4 août.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Monet et la modernité

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