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ENTRETIEN

Thomas Schlesser : « J’ai puisé dans mes propres sensations »

Par Marie Zawisza · Le Journal des Arts

Le 13 mars 2024 - 1097 mots

« Les Yeux de Mona », roman d’initiation à l’art à travers 52 œuvres, est devenu en l’espace de quelques semaines un phénomène littéraire international.

Thomas Schlesser, Les yeux de Mona © Albin Michel
Thomas Schlesser, Les yeux de Mona.
© Albin Michel

Historien de l’art, Thomas Schlesser, spécialiste de Gustave Courbet et directeur de la Fondation Hartung-Bergman (Antibes), signe un roman qui semble écrit sur une feuille d’or, Les Yeux de Mona. La beauté du monde révélée dans l’art y combat l’obscurité menaçant d’emporter la vue d’une petite fille, Mona. Ce conte initiatique, histoire d’une épiphanie à travers l’art et l’amour liant une fillette et son grand-père, est un phénomène éditorial. Ses droits ont déjà été cédés dans plus de trente pays. Rencontre avec l’auteur de ce roman qui a conquis le monde.

Comment ce roman est-il né en vous et comment a-t-il pris forme ?

Il est né d’un événement douloureux de ma vie, le non-avènement d’un enfant, à l’été 2013. J’ai alors commencé à m’inventer une petite fille idéale, intelligente, curieuse, pétillante, modeste, que je me suis mis à élever et faire mûrir en écrivant. Je trouve amusant qu’il y ait une coïncidence entre le temps que j’ai mis à développer mon roman et l’âge de cette enfant dans le livre, Mona, 10 ans. Son histoire a jailli en moi d’un coup : elle est celle d’une petite fille qui perd la vue par intermittence. Comme on redoute qu’elle devienne aveugle, son grand-père l’emmène chaque semaine contempler un tableau dans un musée. Il espère ainsi faire entrer en elle toute la beauté du monde avant qu’elle ne soit, peut-être, plongée définitivement dans l’obscurité. Choisir les œuvres que j’allais évoquer a été un véritable défi. J’ai d’abord dressé une liste d’une centaine de créations, de la préhistoire à l’art contemporain japonais, avec des œuvres médiévales aussi bien qu’extra-occidentales. Mais en cheminant, j’ai compris que le choix devait m’être dicté par la sensibilité de mon personnage : Henry, le grand-père de Mona, qui la conduit dans trois musées parisiens, au Louvre, à Orsay, au Centre Pompidou. Je n’ai pas voulu rédiger un ouvrage d’histoire de l’art, mais bien concevoir un roman, où l’art est un vecteur d’initiation à la vie !

Vous-même, comment avez-vous découvert cette « beauté du monde » ?

Je ne viens pas d’un milieu où l’on s’intéressait à la peinture. Enfant, mes premières émotions esthétiques ont surgi face à des jeux vidéo. À l’adolescence, la poésie a fait irruption dans ma vie. À 13 ans, moi qui étais mauvais élève, j’ai reçu un choc, vital, en découvrant Apollinaire : j’ai ressenti la puissance du langage qui libère, et peut changer une vie. Puis j’ai plongé dans la peinture, des années plus tard, à 18 ans, en visitant le Musée d’Orsay à la demande d’un professeur d’histoire de ma classe d’hypokhâgne. Face à la Baigneuseà la source de Courbet, qui est par la suite devenue la figure de l’histoire de l’art la plus importante de ma vie, j’ai ressenti une fascination non pas esthétique mais intellectuelle. J’ai été frappé par la densité et la matérialité des chairs, de la nature, de cette eau traitée comme de la pierre. Or, ce nu, de dos, pesamment assis sur un rocher, me semblait en lévitation. Cet écart entre la pesanteur et l’infinie légèreté de cette femme m’a subjugué. Quelque chose m’échappait. Si mon roman n’est en aucun cas une autofiction, j’ai puisé dans mes propres sensations, celles de mon enfance, de mon adolescence, pour raconter celles de Mona. De même que ma passion pour la poésie s’est nourrie en dehors des sentiers de l’école, Mona rencontre l’art avec son grand-père, par une école buissonnière de l’histoire de l’art. C’est ce qui permet la fantaisie et l’inventivité des personnages…

« Les Yeux de Mona » n’est pas votre premier roman Dans « La Vierge maculée », l’art était déjà présent. Comment l’écriture est-elle liée pour vous à l’art ?

Je ne peux pas vivre sans écrire. Cependant, je n’ai jamais eu le fantasme de devenir écrivain. J’ai cherché les formes les plus pertinentes pour exprimer un regard, une pensée – par une exposition, un essai, un roman… Si Les Yeux de Mona s’est imposé sous la forme d’une fiction, c’est que je tenais à donner à voir combien l’art est au service de la vie. Chaque visite de Mona et son grand-père au musée débouche sur une leçon morale, philosophique, suivie par une démonstration sensible, une expérience. J’aime particulièrement cette phrase de Van Gogh : « Il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens. » Quelle exigence ! L’art n’est pas toujours au service du meilleur, mais je suis convaincu qu’il le révèle.

Lorsque Henry emmène Mona au musée, il fait croire à ses parents qu’il la conduit chez son pédopsychiatre, qu’il appelle avec humour le Docteur Botticelli. Croyez-vous donc que l’art peut guérir ?

Je prends trop au sérieux la maladie pour affirmer que l’art guérit. Mais je crois profondément qu’il console. J’ai voulu écrire un roman solaire, dans lequel l’obscurité n’a pas le dernier mot. Je n’aime pas les bons sentiments. J’aime les beaux, les grands sentiments. De la fragilité jaillit une lumière, même si, dans Les Yeux de Mona, qui est un roman sur la perte, celle de l’enfance en particulier, cette lumière s’accompagne d’une petite musique mélancolique…

Vous accordez une attention particulière à décrire chaque œuvre. Pourquoi ?

Ces descriptions sont une pause, invitant à s’impliquer dans l’œuvre, avant de se l’expliquer. J’ai voulu que, par une description précise, par la force des mots, le lecteur ait une représentation mentale de l’œuvre. Dans la mesure où ce roman sur les arts visuels évoque la cécité, j’ai tenu à le rendre accessible aux malvoyants et aux non-voyants – et me réjouis qu’il soit publié en gros caractères et en braille. Les invalidités sont en effet au cœur de mes préoccupations. À la Fondation Hartung-Bergman, le fauteuil roulant de [Hans] Hartung trône dans son atelier, et sa jambe de bois est présentée dans une vitrine…

Vous dirigez en effet, depuis dix ans, la Fondation Hartung-Bergman. Comment ces deux artistes vous ont-ils accompagné dans l’écriture des « Yeux de Mona » ?

En même temps que Les Yeux de Mona, j’ai écrit pendant ces dix ans trois autres livres : L’Univers sans l’homme, Faire rêver, et Anna-Eva Bergman, vies lumineuses (1). Je les ai tous conçus dans les lieux et l’énergie de cette fondation, porté par ces deux fantômes inspirants et bienveillants que sont pour moi Hans Hartung et Anna-Eva Bergman. Ils sont des figures immenses de ténacité, d’invention, de résilience, trois qualités, trois valeurs que l’on retrouve dans le personnage de Mona !

(1) Aux éditions Hazan pour L’Univers sans l’homme, et Gallimard pour les deux autres publications.

Thomas Schlesser, Les Yeux de Mona,
éd. Albin Michel, 496 p., 22,90 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°629 du 15 mars 2024, avec le titre suivant : Thomas Schlesser « J’ai puisé dans mes propres sensations »

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