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Thierry Delcourt : « La création vient racler quelque chose de l’essentiel de l’être »

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 janvier 2024 - 1092 mots

Auteur de plusieurs ouvrages sur le processus créatif, le psychiatre et psychanalyste explique les rapports étroits entre le geste artistique et l’inconscient.

Comment pourrait-on définir le but de la psychanalyse ?

La psychanalyse ouvre l’accès à ce qui est a priori inaccessible… Le point de départ est un symptôme, une souffrance derrière laquelle se cache une complexité de l’être. Son but est de lever le voile sur ce qui se cache sous ce symptôme et d’apaiser la souffrance.

Donner accès à l’inaccessible, n’est-ce pas aussi ce que fait l’art ?

Tout à fait ! Comme la psychanalyse, la création artistique fait travailler des éléments profondément enfouis en nous. L’artiste et le psychanalyste partent tous deux d’un réel qui nous échappe, se dérobe. Or, ce qui nous échappe, c’est la définition même du réel, selon Lacan. C’est le mystère qui nous fascine quand on le contemple dans une œuvre d’art… et c’est ce même mystère que travaille la psychanalyse. Comme l’art, elle s’intéresse à la représentation, et comme l’art, elle n’obtiendra pas la formule mathématique du désir.

Comment passe-t-on du réel à la représentation ?

Le réel, s’il nous échappe toujours, peut aussi surgir et se manifester avec force : cela peut être un événement traumatique, mais aussi un paysage magnifique qui nous frappe et qui produit un effet de sidération. Ce réel peut engendrer des souffrances, mais aussi provoquer la quête d’un Cézanne face à la montagne Sainte-Victoire, que l’artiste tente de saisir… C’est ce qu’évoque Giacometti de façon remarquable dans ses écrits, notamment à l’occasion d’un moment délirant et hallucinatoire, dans lequel il exprime son angoisse de ne plus pouvoir ni se voir ni percevoir une figure, et dont je fais l’analyse dans mon ouvrage La Folie de l’artiste. À partir de l’expérience d’un réel insaisissable peut se produire une sorte de collision, de l’ordre de celle que Proust décrit dans l’épisode de « la madeleine » : d’un coup, à travers le réel, ressurgit quelque chose qui était enfoui au fond de notre inconscient. C’est ce fond de notre être que l’on racle dans la création artistique comme dans la psychanalyse, pour aboutir à une représentation.

Mais en levant le voile sur cet inaccessible, ce monde enfoui au plus profond de nous, auquel nous amène l’art, la psychanalyse ne risque-t-elle pas de tarir le moteur de la créativité ?

C’est en effet un risque. Il est arrivé qu’un artiste me confie qu’il n’a pas pu créer pendant des mois après avoir peut-être trop parlé… En effet, dans la mesure où il est traversé par quelque chose qu’il va transcrire dans son art, un créateur ne doit pas avoir conscience de tout. C’est pourquoi je fais extrêmement attention à ne pas aller trop loin quand je soigne des artistes. Il faut savoir soulager leur souffrance, parfois très intense, sans la décrypter trop, pour ne pas altérer leur créativité. C’est d’ailleurs souvent leur demande. Ainsi, quand on arrive sur l’énigme du désir – désir qui fait qu’on se lève le matin, qu’on conçoit des projets, qu’on éprouve un coup de foudre –, on ne va pas cherche plus loin afin que ce désir s’exprime à plein.

Quelle est donc cette limite à ne pas dépasser pour préserver la créativité ?

Il s’agit de quelque chose qui relève de l’insaisissable, mais aussi de l’essentiel : c’est ce qui correspond aux premières sensations, à ce qu’on appelle le pré-représentatif – comme l’odeur du sein, de la mère, un bruit, ces sensations qui marquent en nous les premières empreintes. Ceci est le moteur du désir, ce seuil que la psychanalyse évite de franchir afin de conserver l’inventivité. Rien ne sert d’identifier ces éléments. Pour ma part, je fais le choix de ne pas aller trop loin dans une analyse jusqu’à l’objet cause du désir.

Avant Lacan, Freud s’intéressait déjà à l’art : en quoi leurs approches se distinguent-t-elles ?

Freud s’intéressait à l’art classique. Il collectionnait l’art grec et il a écrit sur Michel-Ange… Mais son propos était surtout d’interpréter l’œuvre, de faire une psychographie de l’artiste. Par ailleurs, dans sa pensée sur la création artistique, Freud s’est limité à la sublimation : pour lui, la création artistique résulte d’une transformation des pulsions en quelque chose de culturel. Lacan, lui, s’intéresse à la façon dont la création vient racler quelque chose de l’essentiel de l’être, bien en deçà du processus culturel de la sublimation. C’est pourquoi il fréquente les artistes de son temps. Et quand il analyse Les Ménines de Velasquez, c’est pour mieux saisir et comprendre la complexité de l’être humain.

Un artiste, dans sa quête, montre donc la voie au psychanalyste ?

Sans doute, à bien des égards… On peut le dire notamment de Cézanne, Giacometti ou Zao Wou-Ki, qui ont été particulièrement mobilisés et bouleversés dans leur art. Zao Wou-Ki a fait un apprentissage classique de la calligraphie et de la peinture chinoise. Il étouffe, et part en France. Là, il tente de s’extraire de la tradition chinoise pour intégrer l’art occidental. Il vit alors dans l’illusion de pouvoir se couper de ses racines. Mais au fil des mois, il se trouve de plus en plus en souffrance. Avec l’aide d’Henri Michaux notamment, il revient alors à ses origines, en opérant un syncrétisme des avant-gardes occidentales et de la tradition chinoise dans laquelle il s’est construit. Son cheminement est presque une psychanalyse picturale : c’est en raccrochant avec ses racines, sans revenir au classicisme qu’on lui avait enseigné, en créant une alchimie nouvelle, qu’il crée les formes originales qui le caractériseront.

À l’inverse, un psychanalyste est-il un peu artiste ?

Il me semble. Dans ma pratique, quand quelqu’un vient me voir, je découvre un paysage. Et dans ce paysage, peu à peu, des choses, des formes se présentent : le paysage s’organise, se compose, se précise au fil des rencontres, si bien que je distingue et contemple un paysage d’être face à moi. Je le sollicite sur tel ou tel aspect, à partir d’un élément que la personne a pu pointer ou évoquer. Ainsi, si elle vient me revoir dix ans plus tard, pour moi, son paysage est resté installé dans ma rétine – sans doute aussi parce que je suis passionné d’art et que j’ai longtemps été photographe. Mais de façon générale, tout psychanalyste se trouve devant une énigme, et cherche par tâtonnements l’origine d’un symptôme, d’une souffrance. Il se trouve face à une complexité de l’être, à partir de laquelle il travaille, comme une matière de parole, d’expression. Travailler cette matière permet de donner une nouvelle forme à un humain en souffrance.

À lire
Thierry Delcourt, « La Folie de l’artiste. Créer au bord de l’abîme, »
Max Milo, 2018.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°772 du 1 février 2024, avec le titre suivant : Thierry Delcourt :« La création vient racler quelque chose de l’essentiel de l’être »

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