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ESSAI

Orphée et le Minotaure

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2023 - 533 mots

Pendant près de cinquante ans, Jean Cocteau a entretenu avec Pablo Picasso une relation difficile. Mais l’amitié avec le monstre était-elle possible ?

Après Proust contre Cocteau (Grasset, 2013), Claude Arnaud, auteur de Jean Cocteau (NRF Gallimard, 2003), publie Picasso tout contre Cocteau et ce « tout » est éloquent. Il montre l’ambiguïté qui a présidé à la relation d’une vie entre l’écrivain, plasticien et cinéaste Jean Cocteau (1889-1963) et « le Minotaure », Pablo Picasso (1881-1973). En 1955, dans son journal Le Passé défini (Gallimard, 1983), le futur auteur du Testament d’Orphée en révèle peut-être la raison : « Picasso ne couche pas avec les hommes […] mais il est évident qu’il les préfère aux femmes. »

Claude Arnaud donne du peintre une image terrifiante : « Le sadisme de Picasso n’était un secret pour personne […] Sa cruauté avait un tel pouvoir d’attraction qu’il lui suffisait parfois de rester immobile pour qu’elle opère. […] Beaucoup espéraient en secret y échapper, tout en se doutant que l’exception ne saurait durer. Il n’était un monstre qu’à mi-temps, après tout ; il souffrait aussi quand il était rejeté. » Mais Cocteau n’est pas une victime. Conscient très jeune « de chanter les airs d’hier », on le voit s’ingénier à rencontrer l’artiste. Il y parvient en 1915. « Gage de radicalité, le peintre l’est aussi d’avenir : s’immiscer dans son œuvre, c’est prendre rendez-vous avec la postérité », décrypte Claude Arnaud. Quant à Picasso, il « aime sentir qu’on réfléchit à ce qu’il fait, lui-même n’en ayant pas toujours le temps ». Il décide « de prendre ce fusil à formules comme poète-lauréat ». Il trouve ainsi un successeur à Max Jacob et Guillaume Apollinaire, les précédents panégyristes, mais il ne sait pas que Cocteau va changer sa vie en l’enrôlant dans son ballet, Parade (1917).

Très vite, le poète comprend que, contrairement à Picasso, il ne peut sans dommage nourrir sa créativité de celle de son ami. Baignant dans l’affectif, « il est de la race du verre, […] Picasso de celle du diamant. » Or, remarque Max Jacob, « si un diamant peut consoler, il ne sait pas aimer ». Un jour, raconte Claude Arnaud, « comme Braque autrefois, qu’il n’a pas cherché à revoir à son retour du front, l’écrivain n’est plus indispensable à Picasso ». Cocteau s’ingéniera à maintenir un lien ténu. En 1937, c’est grâce à Dora Maar et Jean Marais qu’ils se fréquentent de nouveau. Ils se rapprochent durant la Seconde Guerre mondiale qui s’achève bien pour Picasso (il est devenu communiste), tandis que Cocteau n’échappe à une sanction du Comité national des écrivains que grâce au soutien de ses anciens ennemis, Louis Aragon et Paul Éluard. En 1950, cependant, « Picasso n’a plus besoin de lui ».

Il faudra la ténacité de Françoise Gilot pour rapprocher l’écrivain et le peintre qui, dès lors, se fait cannibaliser : « Tous les artistes volent. Mais alors, le donneur était Cocteau et le voleur Picasso », témoigne-t-elle. Lorsque Jacqueline Roque remplace Françoise Gilot, le poète s’en fait une alliée, mais le cœur n’y est plus. En octobre 1963, Cocteau s’éteint « loin de Picasso et de Jacqueline, écrit Claude Arnaud, dont il disait quelques mois plus tôt […] devant une caméra de télévision […] : Je les aime, et je sais qu’en ce moment-ci ils me regardent. »

Picasso tout contre Cocteau, Claude Arnaud,
éd. Grasset, 2023, 233 pages, 20,90 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : Orphée et le Minotaure

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