Design - Livre

Designer la Terre

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 20 décembre 2021 - 548 mots

Terraformation -  Un ouvrage de design préfacé par le chercheur Yves Citton et l’artiste Grégory Chatonsky a forcément de quoi éveiller l’intérêt.

A fortiori quand ladite préface nous prévient que l’opus est un peu l’équivalent d’un « coup de pied dans les dents ». Qu’a donc La Terraformation 2019 de si percutant pour inspirer pareille image ? L’ouvrage, écrit en 2019 par Benjamin H. Bratton, théoricien de l’art et du design, et traduit récemment aux éditions Presses du réel [152 p., 12 €], est aussi court que dense. Il ne promet rien moins qu’une « révolution copernicienne » dans la manière de concevoir la lutte contre le changement climatique. Le coup de pied mentionné plus haut tient à ce que le livre destitue un à un tous les pensums auxquels le champ culturel, y compris dans cette chronique, prête foi. Pas question ici de devenir poulpe ou forêt, d’appeler à de nouvelles alliances avec le vivant ni de convoquer quelque parlement de la nature. S’il s’agit bien pour l’auteur de sortir de l’anthropocentrisme, c’est à la faveur des trous noirs, de la vie dans l’espace, des intelligences artificielles et de l’automation. Benjamin H. Bratton est un pragmatique : il a bien noté que ni les sommets internationaux pour le climat, ni les militants écolos, ni les artistes et intellectuels engagés dans la déconstruction de nos représentations et l’invention de nouvelles mythologies n’ont pu infléchir ne serait-ce qu’un peu l’envolée du taux de CO2 dans l’atmosphère. Il faut donc bien se résoudre à poser le problème autrement. En l’occurrence, de manière contre-intuitive, à rebours. Ce renversement de perspective est exposé dès l’introduction. « Terraformation, écrit Benjamin H. Bratton, fait généralement référence à la transformation des écosystèmes d’autres planètes ou d’autres lunes pour les rendre capables d’accueillir une vie semblable à celle de la Terre, mais les conséquences écologiques imminentes de ce que l’on appelle l’anthropocène suggèrent que, dans les décennies à venir, nous devrons terraformer la Terre elle-même si nous désirons qu’elle reste en mesure d’accueillir sa propre vie. » Pour lutter contre la catastrophe annoncée, l’auteur propose de recourir de manière planétaire et planifiée aux géotechnologies et aux technologies tout court. « Au lieu de raviver des idées de nature, assure-t-il, nous revendiquerons l’artificiel – pas au sens de “faux”, mais bien plutôt au sens de “conçu par une activité de design” – pour en faire le fondement capable de lier l’atténuation du changement climatique. » L’auteur postule que le politique suivra, et même se reconfigurera d’après ces technologies, plutôt que l’inverse.À quoi pourrait ressembler une telle activité de design ? S’il appartient en partie au programme d’études Terraforming, que Benjamin H. Bratton conduit à l’institut Strelka de Moscou, de l’esquisser, La Terraformation 2019 suggère déjà quelques pistes. Des pistes en forme de coup de pied dans les dents, donc, puisque l’ouvrage réhabilite tour à tour la surveillance, le big data, la géo-ingénierie, le nucléaire et la biologie synthétique. Soit tout ce que nos valeurs et cadres de pensée nous ont appris à répudier. De l’aveu d’Yves Citton et Grégory Chatonsky, c’est précisément parce qu’il secoue que l’ouvrage fait mouche : « La Terraformation 2019 est à comprendre comme un programme pour un nouveau modèle de geste créatif », écrit le premier. Quant au second, nul besoin de préciser qu’il est déjà à pied d’œuvre pour « ré-imaginer » la Terre…

Benjamin H. Bratton, La Terraformation 2019,
Les presses du réel, 152 p., 12 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : Designer la Terre

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