Livre

Charlotte Guichard : Nous sommes fascinés par le nom de l’artiste

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 25 avril 2019 - 681 mots

Entretien avec Charlotte Guichard, directrice de recherche au CNRS spécialiste des cultures visuelles, auteure de La Griffe du peintre.

Pourquoi avoir choisi la signature comme sujet d’étude ?

La signature est un sujet peu traité dans son histoire car, du point de vue esthétique, elle est considérée comme un objet illégitime. Une espèce d’opprobre pèse sur elle, l’idée qu’elle serait un élément extérieur à l’œuvre qui déterminerait seulement sa place dans le marché. Or, la signature fait partie du tableau. À partir du moment où elle est apposée dans l’espace pictural, elle réclame une interprétation. Dans mon livre, je montre qu’au XVIIIe siècle la signature a été un signe essentiel dans la peinture pour penser les mutations liées à l’auctorialité et à la valeur des tableaux. C’est en effet à ce moment-là que le tableau devient un objet qui incorpore un peu de la présence de l’artiste et que la main commence à avoir une dignité particulière. Je pense que les artistes ont eu très tôt conscience de l’ambivalence des mondes de l’art, du fait que le tableau est à la fois une expérience formelle et esthétique, et une marchandise.

En quoi la signature évolue-t-elle à cette époque ?

L’apposition du nom est aussi vieille que le tableau, qui apparaît à la fin du XIVe siècle, mais le nom est alors une marque, il ne dit rien de cette présence de l’artiste à l’œuvre. Au XVIIIe siècle, le nom se charge d’une signification nouvelle : il emporte avec lui la présence – corporelle – de l’artiste. La signature est un moyen de réclamer, par exemple, son talent propre de femme peintre pour Élisabeth Vigée-Lebrun, qui grave son nom dans la couche picturale, ou d’affirmer son rapport nostalgique à la ruine et au passé chez Hubert Robert. La calligraphie n’est jamais innocente. Par exemple, quand David, dans La Mort de Marat, appose son nom en lettres capitales, celles-ci ne sont pas tracées à l’antique ; en réalité, elles évoquent plutôt la nouvelle police typographique Didot, ses pleins et ses déliés. David dit quelque chose de son rapport à la temporalité, à la postérité, mais aussi à l’actualité.

L’idée de signature comme gage d’authenticité apparaît-elle tôt ?

Oui, elle est perçue comme un gage d’authenticité mais, dans la mesure où la notion d’authenticité a évolué dans l’histoire, elle ne veut pas dire la même chose selon les époques. Quand Raphaël appose son nom sur un tableau, il le réclame comme étant le sien, c’est-à-dire qu’il réclame la responsabilité auctoriale, le disegno, mais il ne prétend pas qu’il l’a peint lui-même, de sa main. Aujourd’hui, on a tendance à considérer qu’un tableau signé doit avoir été exécuté à 100 % par l’artiste.

Depuis l’époque romantique, on imagine l’artiste peignant seul à son chevalet dans une sorte de relation passionnée à son œuvre. Alors que les plus grands noms de la peinture européenne étaient des maîtres d’atelier et que derrière leur signature, il y avait bien souvent plusieurs mains qui, elles, restaient anonymes. On confond l’auctorialité avec l’autographie. En réalité, deux régimes d’authenticité coexistent et perdurent toujours aujourd’hui : l’un est indexé sur l’idée de génie et d’expressivité du geste singulier ; la signature est alors une trace. L’autre régime d’authenticité repose sur un travail créateur collaboratif ; la signature est alors une marque.

Comment expliquez-vous la fétichisation actuelle des grands noms et l’émoi suscité par certaines désattributions ?

Toucher à la signature est compliqué, car le nom de l’artiste est un point commun entre les experts, spécialisés dans les attributions, et le grand public qui se repère dans l’histoire de l’art grâce aux noms. Les controverses d’attribution passionnent aussi bien les experts qu’un public très large. Désattribuer un tableau, c’est attenter à son aura. Nous sommes fascinés par le nom de l’artiste. C’est pourquoi, dans les musées, nous sommes toujours portés vers le cartel. Car l’histoire de l’art depuis Pline s’est écrite comme une histoire par les noms. C’est ainsi que nous n’aurons pas le même rapport à un tableau qui serait attribué au Caravage et à un artiste de son temps, considéré comme mineur.

Charlotte Guichard, La Griffe du peintre. La valeur de l’art (1730-1820),
Seuil, 368 p., 31 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Charlotte Guichard : Nous sommes fascinés par le nom de l’artiste

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