Au-delà du vrai et du faux

Carlo Ginzburg décline les procédés de mise à distance du fait historique

Le Journal des Arts

Le 12 octobre 2001 - 765 mots

Notion essentielle pour la perception d’une œuvre d’art, la distance constitue aussi une belle métaphore du point de vue de l’historien sur les faits et les documents. Carlo Ginzburg la décline dans les neuf essais qui composent À distance, en multipliant les approches – historiques, anthropologiques, théologiques ou encore iconographiques – d’un même objet d’étude pour en tirer une perception nouvelle.

“Juif né et élevé en pays catholique”, Carlo Ginzburg a tenté de réfléchir sur cette tradition multiple, en cherchant à la voir de loin, d’un regard critique. De cette méditation, il a fait le cœur de sa démarche d’historien, et, à travers ce recueil d’essais publié en Italie en 1998, aujourd’hui traduit en français, il examine les procédés de mise à distance du fait historique, du mythe à la représentation, en passant par le style. Comme il l’indique dans son introduction, “une méditation ouverte par les Grecs a rendu possible de découvrir ce qui est commun, sans rien ôter de leur diversité à l’image, au nom et au mythe : le fait d’être au-delà du vrai et du faux”.

Maniant avec une égale érudition philosophie grecque, rhétorique romaine, théologie chrétienne et pensée germanique, l’auteur s’efforce de mettre en contact des domaines de recherche généralement étrangers l’un à l’autre. Et de montrer la convergence des conclusions auxquelles parviennent les chercheurs dans des disciplines pourtant éloignées.

Avec l’essai Représentation, il reprend un thème cher à Julius von Schlosser, celui des mannequins de cire et de bois déposés sur les catafalques des rois français et anglais, apparus au XIVe siècle. Poursuivant une suggestion de l’historien viennois qui voyait dans cette pratique un lien avec les funérailles des empereurs romains, il entend montrer que les “différences transculturelles” peuvent nous aider à comprendre la spécificité de ces phénomènes. Pour cerner au mieux l’“oscillation entre le pôle de la substitution et celui de l’évocation mimétique” qui caractérise l’idée de représentation, il précise ce qui distingue la tradition grecque qui, à travers ses kolossoi, cherchait le contact avec l’au-delà et la conception chrétienne de la présence dans l’Eucharistie. La proclamation du dogme de la transsubstantiation en 1215 a eu en effet une importance décisive dans la perception des images. Après, la peur de l’idolâtrie recule et “on apprend à apprivoiser les images, y compris celles de l’Antiquité païenne”. L’apparition des mannequins funéraires des souverains français et anglais s’inscrit dans cette perspective. Mais Ginzburg va plus loin : “C’est la présence réelle concrète, corporelle du Christ dans le sacrement qui a permis à [...] l’effigie du roi ou représentation, de finalement devenir le symbole concret de l’abstraction de l’État.”

Un autre essai, inédit, Ecce, offre une démonstration exemplaire de la fécondité de sa méthode, en rapprochant les études vétéro-testamentaires et celles qui concernent l’iconographie chrétienne. Son analyse prend pour point de départ une hypothèse empruntée au premier domaine cité, selon laquelle les Évangiles seraient le fruit d’une chaîne de citations issues des textes des Prophètes contenus dans l’Ancien Testament, et “ce noyau prophétique a engendré toute une série de termes et de formules comme ecce Virgo (voici la Vierge), ecce Homo (voici l’Homme), ecce puer meus (voici mon serviteur), ecce agnus Dei (voici l’agneau de Dieu)”. Pour Carlo Ginzburg, “les citations des prophètes insérées dans les Évangiles ont ouvert un champ de possibilités iconiques totalement imprévisibles et qui d’ailleurs ne se réalisèrent que bien plus tard, car à l’origine l’art chrétien explora une voie toute différente”. En effet, dans un premier temps, cet art au service de la foi nouvelle engage une révolution iconographique, en mettant au cœur de la représentation des personnages du peuple comme la femme hémorroïsse guérie par le Christ. En évoquant Esculape, ce Jésus thaumaturge était sans doute plus susceptible de toucher les païens. “Mais, au Ve et au VIe siècle, cette tradition fut supplantée par une orientation totalement différente, avec l’émergence d’images cultuelles presque ou tout à fait vides de contenu narratif.” De l’Annonciation, souvent accompagnée de l’inscription Ecce ancilla domini à saint Jean-Baptiste, généralement représenté muni d’un parchemin sur lequel on lit Ecce agnus Dei, les phrases nominales prophétiques, repérées dans les Évangiles, inspirent les images cultuelles les plus répandues, dont la dimension ostensive, non narrative, leur offre un équivalent visuel. Sa conclusion nous ramène au début de cet article : “Par un paradoxe extraordinaire, un trait récurrent de la littérature prophétique juive a constitué l’un des prémices d’un phénomène absolument différent et nouveau : l’émergence de l’image cultuelle chrétienne.”

- Carlo Ginzburg, À distance, neuf essais sur le point de vue en histoire, éd. Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2001, 248 p., 137 F. ISBN 2-07-075495-2.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°134 du 12 octobre 2001, avec le titre suivant : Au-delà du vrai et du faux

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