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RENCONTRE

Alvar González-Palacios l’écrivain de l’art

Par Olivier Tosseri, correspondant en Italie · Le Journal des Arts

Le 14 février 2024 - 1302 mots

Ce spécialiste des arts décoratifs mondialement reconnu a quitté Cuba pour l’Italie au tournant des années 1960. Il a donné ses lettres de noblesse à un domaine de l’histoire de l’art longtemps négligé.

Rome. Alvar González-Palacios n’est pas juste l’un des plus éminents connaisseurs des arts décoratifs italiens des XVIIe et XVIIIe siècles et le spécialiste de l’architecte, urbaniste et archéologue Giuseppe Valadier (1762-1839). Cet historien de l’art est un véritable « écrivain de l’art », salué pour son talent littéraire digne des auteurs du Grand Siècle. « Vulgariser ma discipline ne signifie pas la dévaloriser en négligeant le style », glisse le sémillant et raffiné octogénaire avec une pointe d’accent donnant à son italien limpide un reflet hispanique.

Alvar González-Palacios naît en effet à Cuba en 1936. Son père n’est autre que le ministre de la Culture du dictateur Fulgencio Batista. La révolution castriste qui éclate en 1959 fera évidemment prendre un autre cap à l’existence du jeune homme passionné de littérature qui écrit alors des poèmes. Il ne reverra jamais plus son île natale. Le hasard explique le choix de l’Italie comme destination de son exil. Celui d’une rencontre faite quelques années auparavant lors d’un voyage transatlantique effectué avec sa mère. Elle rêve que son fils entre à Yale. Lui, qui déteste les États-Unis, fantasme sur Paris ou Rome. Il arrivera finalement à Florence. Sur le paquebot qui les mène en Europe, ils discutent avec une famille florentine. La mère en trouve ses membres tellement ennuyeux qu’elle est convaincue que Florence sera une ville idéale pour préserver son fils des distractions de la Ville Lumière ou des tentations de la Ville éternelle.

Le tour des musées européens au service d’un éditeur

Il y trouvera sa vocation dans un contexte d’effervescence intellectuelle. González-Palacios est dans son élément parmi les célèbres « Anglo-Américains de Toscane » qui, au bord de l’Arno, animent une passionnante société mondaine et cosmopolite. Il côtoie ainsi l’écrivain et collectionneur Harold Acton, le connoisseur spécialiste de la Renaissance Bernard Berenson. Mais il croise surtout le plus grand historien de l’art italien du XXe siècle, Roberto Longhi, dont il fut l’élève. Il tombe sous le charme de ses dons d’orateur pour dispenser son savoir encyclopédique. Ce dernier le convainc de renoncer définitivement à ses études littéraires pour s’adonner à son autre véritable passion. Après une thèse sur l’art de cour à Naples, González-Palacios s’adonne à un domaine alors méprisé, celui des arts décoratifs. « À l’époque personne ne s’en occupait et ne s’y intéressait vraiment, sourit-il. Mais quand les Médicis, par exemple, faisaient réaliser un meuble, ils s’adressaient aux meilleurs artistes, pas à de simples artisans. Roberto Longhi me présentait pourtant comme “celui qui s’occupe des chaises”. »

Le jeune homme n’a pas uniquement faim de savoir et de succès. Il a faim tout court. Plus aucun subside ne parvient de Cuba où le nouveau régime a dépossédé sa famille de ses biens. Il se met alors au service de Dino Fabbri, fondateur de Fratelli Fabbri Editore. « C’était le brillant inventeur des “Masters of Color”, une série de livres d’art bon marché mais qui comportaient de meilleures photographies des œuvres que les volumes de luxe, explique Alvar González-Palacios. Tout le monde en avait un exemplaire à la maison. L’idée était qu’avec cent lires on pouvait avoir une œuvre d’art chez soi. Comme je maîtrisais plusieurs langues étrangères, dont le français que j’avais appris enfant et l’anglais au Canada à l’adolescence, il m’a envoyé dans toute l’Europe faire le tour des musées et des collections privées. Ma mission à l’époque était de constituer ses archives photographiques. »

Rien de mieux pour se faire un œil mais surtout constituer un précieux carnet d’adresses. Il part aiguiser le premier et remplir le second à Milan auprès de deux des plus grands éditeurs de l’époque : Mario Spagnol et Giangiacomo Feltrinelli. Ce dernier, entrepreneur iconoclaste issu d’une richissime famille ayant fait fortune dans le bois, la banque et l’immobilier, fonde en 1954 ce qui deviendra la plus importante maison d’édition italienne. Il fera immédiatement la preuve de ses talents de découvreur littéraire en publiant en 1957 LeDocteur Jivago du Russe Boris Pasternak, le premier grand best-seller de l’édition européenne. Feltrinelli, milliardaire castriste s’illustrera aussi dans le combat politique clandestin. « C’était un personnage atypique et flamboyant. C’est au sein de cette maison d’édition que j’ai appris ce que signifie faire un livre, dans tous les sens du terme. »

Auteur et éditeur prolifique

Ce n’est pas à Milan qu’il aime écrire ses propres livres. Il trouve la capitale lombarde « trop bourgeoise » et préfère Rome : « la plus belle ville du monde. Je ne pourrais vivre dans aucune autre ». Il s’y fixe définitivement en 1971. Les collaborations et les publications n’ont jamais cessé depuis. Entre 1968 et 1974, il dirige la revue Arte Illustrata et, de 1976 à 2009, l’Antologia di Belle Arti, épaulé pendant de longues années par l’historien de l’art Federico Zeri. On lui doit le catalogue du mobilier du palais du Quirinal à Rome (résidence des papes puis des rois et enfin des présidents italiens), mais aussi celui des mosaïques et pierres semi-précieuses des collections royales espagnoles. Ses recherches sur Antonio Canova ou sur Luigi Valadier lui valent d’être désigné commissaire de plusieurs expositions au Louvre, à la Villa Médicis ou encore à la Frick Collection de New York. Ses ouvrages sont devenus une référence : Il Tempio del gusto (« Le temple du goût : Les arts décoratifs en Italie entre classicisme et baroque »,éd. Longanisi, Milan, 1984) ; Il Gusto dei principi (« Le goût des princes : Art de cour du XVIIe et XVIIIe siècle », Longanisi, 1993) ; ou encore Arreti e ornamenti alla corte di Roma 1560-1795 (« Meubles et ornements à la cour de Rome », Electa, 2004).

« Il faut connaître intimement l’objet, insiste-t-il, et pour cela il faut à la fois l’observer et plonger dans les archives. L’importance de l’œil m’a été transmise par Roberto Longhi. Celle des documents, je l’ai découverte lors des inondations qui ont ravagé Florence en 1966. Je suis passé devant les Offices où flottaient des papiers éparpillés. Le directeur des archives m’a hélé pour que je vienne l’aider et m’a inculqué que des documents qui peuvent sembler sans intérêt au premier regard finissent tôt ou tard par révéler leurs secrets ou nous être utiles. J’ai compris que les arts décoratifs étaient une niche qui avait été stupidement ignorée. Écrire sur une fresque de Michel-Ange n’est pas plus intelligent ou intéressant a priori qu’écrire sur des appliques ou des fauteuils. »

Alvar González-Palacios n’a jamais renoncé à son amour de la littérature. Il s’y livre dans ses textes autobiographiques pour relater son expérience professionnelle et ses rencontres comme dans Les Tre Età (« Les Trois Âges », Longanesi, 1999) où l’on croise déjà les plus grandes figures du « beau monde » de la deuxième moitié du XXe siècle, avant Forse è tutta questione di luce (éd. Salani Le Stanze, 2022). « Je n’aime pas les riches, se défend son auteur, mais plutôt les gens qui ont une forme d’élégance, cette façon de se différencier des autres. » Comme les beaux objets. N’ont-ils d’ailleurs pas aussi une âme ?

 

1936
Naissance à Santiago de Cuba. Son père est le ministre de la Culture du dictateur Fulgencio Batista.
1959
Révolution castriste, sa famille est dépossédée de ses biens par le nouveau régime. Il s’installe à Florence.
1966
Inondations à Florence qui ravagent le patrimoine artistique de la ville. Il y est l’élève du grand historien de l’art Roberto Longhi.
1971
Il se fixe à Rome où il s’impose comme l’un des plus fins connaisseurs des arts décoratifs. Dans les décennies qui suivent, il dirige revues d’art et publie nombre d’ouvrages d’histoire des arts décoratifs.
2022
Publication de Forse è tutta questione di luce (éd. Salani Le Stanze), récit autobiographique avec une série de portraits de personnalités du monde de l’art issus de ses rencontres.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : Alvar González-Palacios l’écrivain de l’art

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