Un marché à deux vitesses pour le mobilier XVIIIe

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 décembre 2003 - 1934 mots

Démodé, moribond, ennuyeux... Le mobilier XVIIIe semble mal aimé. Pourtant, malgré une mutation indiscutable du goût, le très beau mobilier XVIIIe fait toujours recette. Mais le très beau XVIIIe seulement.
D’où un marché à deux vitesses. Entre l’excellent et le moyen, point de salut.

À observer la montée en force des enseignes modernes à la Biennale des antiquaires et la prégnance des trublions des années 1950-1960 au Pavillon des antiquaires qui, même lorsqu’il se veut plus classique, comme à l’automne dernier, fait toujours la part belle au XXe siècle, on s’interroge sur l’avenir du mobilier XVIIIe. Le XVIIIe siècle appartient-il à l’âge des dinosaures ? Un raccourci que démentent a priori les enchères faramineuses enregistrées par les meubles exceptionnels. Le XVIIIe tient bon. Mais un certain XVIIIe.
Une commode Régence ou Louis XV, quatre fauteuils Louis XVI, un bureau plat : ces quelques meubles ont constitué pendant longtemps l’alpha et l’oméga des gens « de bon goût ».
La magnificence du XVIIIe siècle servait avantageusement l’ascension sociale des magnats de la finance. « La plupart des collectionneurs viennent de l’univers de la banque. C’était déjà le cas des Rothschild, de Camondo, de Jacquemart-André.
Il faut que l’argent soit abstrait pour qu’on puisse acheter pour de telles sommes », rappelle l’antiquaire Maurice Ségoura. Si les period rooms ont fait la joie des collectionneurs de l’après-guerre, notamment du couple Grog-Carven, le total look XVIIIe n’est plus en vogue. On est depuis quinze ans à l’ère des mélanges. « Aujourd’hui les jeunes collectionneurs n’ont pas envie de recréer l’univers de leurs parents.
Ils achètent uniquement deux ou trois beaux objets. Les centres d’intérêt se sont déplacés. On ne va plus économiser pour s’acheter une antiquité mais plutôt pour se payer un voyage », constate l’expert Patricia Lemonnier. Même les intérieurs les plus classiques, comme celui du banquier américain Henry Kravis, ne s’attachent plus à une reconstitution mais à une interprétation du XVIIIe siècle.
« Le mobilier XVIIIe est considéré comme une ponctuation, pour établir la décoration dans une certaine intemporalité. Les meubles-meublants sont devenus aujourd’hui des meubles-objets », souligne l’antiquaire Hervé Aaron. En témoignent des prix qui ne relèvent plus du « fonctionnel » mais bien de l’objet d’art.

Fauteuil unique ou par paire
Le marché des objets exceptionnels se porte mieux qu’il y a vingt ans, raréfaction oblige. Les sommets enregistrés ces cinq dernières années sont différents de ceux obtenus lors des grandes dispersions des années 1980. La vente des collections Houghton (1994), Akram Ojjeh (1999), Rothschild (1999) Djahanguir Riahi (2000) et Karl Lagerfeld (2001) font figure de référence ces dernières années. « Dans les années 1980, les prix flambaient, et on n’avait pas toujours d’explication.
Aujourd’hui, la quasi-totalité des grands prix s’explique », estime Brice Foisil, expert chez Sotheby’s. « L’explication, c’est que les collectionneurs sont affamés », résume le conseiller Alexandre Pradère, auteur d’un récent ouvrage sur Cressent. La vente Riahi prend à elle seule le pouls des embardées puisque ce grand collectionneur iranien a presque tout acquis en vente publique. Une table à café
de BVRB achetée par Riahi 288 750 dollars en 1973 grimpe à 2,5 millions de dollars en 2000.
Une table en marqueterie par André-Charles Boulle adjugée 4,5 millions de francs en 1984
chez Ader Picard Tajan fuse à 5,7 millions de dollars.
Bien qu’on décrète toujours que les sièges ne se vendent que par paire, les « orphelins » peuvent dépasser de loin les sommets des duos. En atteste le record mondial de 620 000 euros obtenu chez Christie’s pour un fauteuil de Georges Jacob provenant de Carlton House et vendu dans la collection Schumann. Ce record a détrôné celui de 437 112 euros pour un fauteuil de Séné en 1998 chez Sotheby’s. Les prix de Jacob vont croissant. En 2000, une chaise en bois redoré de Jacob obtenait déjà 2,3 millions de francs lors de la dispersion de la collection de la comtesse Greffulhe par Jean-Claude Binoche. Il s’agissait d’une commande particulière passée par le garde-meuble privé de
Marie-Antoinette.
Les collectionneurs sont désormais en quête de certitude. Pour satisfaire ce souci de provenance, les notices de catalogues se sont étoffées en dix ans. À croire même qu’on achète plus volontiers un dossier que le meuble lui-même ! La quête de pedigree est devenue la spécialité de Patrick Leperlier, expert chez Christie’s. Grâce aux recherches de ce fin limier, un salon de Jean-Baptiste Boulard, identifié comme provenant du cabinet intérieur de Marie-Antoinette aux Tuileries, s’est hissé par la fougue de Maryvonne Pinault à 1,3 million d’euros fin 2002. Ce salon s’était vendu avec le pedigree de madame Élisabeth pour 620 000 francs dans la vente Rédé-de Rothschild en 1975 chez Sotheby’s Monaco.
Même si certains antiquaires soulignent la vogue pour certaines périodes, le style a bien moins d’importance que l’esthétique.
Les meubles plaqués de porcelaine de Sèvres relèvent de ces mignardises promptes à déchaîner les passions. Seuls deux cents à deux cent cinquante meubles de cette nature ont vraisemblablement été fabriqués à partir de 1758-1760, sous l’impulsion des marchands merciers. En 2000, un guéridon de Martin Carlin doté d’une plaque de porcelaine est acheté 7,7 millions de francs par l’antiquaire Maurice Segoura dans la vente Lagerfeld.
La palme revient à une console-desserte de Martin Carlin adjugée 2,6 millions de livres (4,1 millions d’euros) chez Christie’s en décembre 2002. En avril 2001, Tajan obtenait 21,6 millions de francs pour un guéridon de Thomire et Daguerre nanti de plateau et de plaque en porcelaine tendre. Outre les meubles plaqués de porcelaine, les céramiques montées enregistrent des hausses effrénées. En règle générale, les meubles spectaculaires, hors norme observent les grandes plus-values. Une grande commode de Saunier dotée d’une belle ornementation de bronze doré et d’une importante réserve à double encadrement de lauriers proposée le 19 décembre chez Piasa pour 250 000/300 000 euros pourrait réserver de jolies surprises.

Objets injustement écartés
À l’ombre de ces sommets, les prix du mobilier classique accusent une chute drastique. Les objets les plus injustement écartés sont sans conteste les régulateurs et les cartels. Leur prix est dérisoire alors qu’il s’agit d’objets fonctionnels, souvent sophistiqués et parfois richement décorés. « Un cartel qui devrait valoir 45 000 euros se contente de 23 000 euros. Je continue à en acheter car le rapport qualité prix est très intéressant », souligne l’antiquaire Jacques Perrin.
Jean-Claude Binoche propose le 11 décembre une étonnante pendule cage à oiseaux enchanteurs, dans un goût turc, pour 40 000 à 60 000 euros. Le « beau bourgeois » qu’achetaient les professions libérales est frappé de plein fouet par la désertion de cette clientèle aujourd’hui fortement taxée.
Ces meubles peinent d’autant plus à trouver preneur qu’ils nécessitent parfois une restauration coûteuse. « Il y a dix ans, ces meubles se vendaient entre 60 000 et 75 000 euros. Ils font aujourd’hui péniblement entre 20 000 et 30 000 euros. Une commode « tombeau » ou « en arbalète » qui valait
100 000 euros, ne dépasse pas les 8 000 à 10 000 euros. Les petits sièges cabriolets valent entre 1 500 et 2 000 euros », concède l’expert Guillaume Dillée. Les piètres résultats pour le mobilier très ennuyeux des Flammarion chez Christie’s en octobre est symptomatique de cette désaffection. La perte de la clientèle dite bourgeoise a grevé l’activité de nombreux antiquaires de province ou de quartier qui, faute de la manne locale, ont dû fermer boutique. Même si les antiquaires parisiens vendent plus difficilement leurs objets en galerie, ils sont bien mieux placés qu’avant pour acheter des pièces intéressantes directement auprès des particuliers. Aujourd’hui les collectionneurs souhaitent rarement céder une collection entière, préférant distiller leurs objets pour obtenir rapidement
des liquidités. Ils s’adressent du coup plus aisément aux marchands.
De fait, exception faite de quelques rares collections, les catalogues de ventes publiques sont de moins en moins homogènes. Quant aux prix futurs en ventes publiques, ils promettent d’être en dents de scie car les antiquaires, éléments régulateurs du marché, ont cédé depuis six mois la place aux collectionneurs. « On verra sans doute comme dans la vente Schumann des prix intéressants et des déroutes incompréhensibles », estime Alexandre Pradère.

Une « crise » conjoncturelle
La plupart des grands antiquaires parisiens juge la « crise » du mobilier xviiie conjoncturelle et non structurelle. Certains indices sont pourtant inquiétants. Le musée Getty de Malibu a gelé ses achats, estimant que la section arts décoratifs est déjà substantielle.
Les prix devenant de plus en plus prohibitifs, les musées pourraient développer des politiques de prêts et d’échanges pour pallier leurs lacunes. Rappelons que la commode de Riesener pour le roi Louis XVI à Versailles, qui a retrouvé aujourd’hui sa juste place, a pu être acquise grâce à la Société des amis du musée de Versailles et à Maryvonne Pinault pour la coquette somme de 7 millions de livres chez Christie’s en 1999. Trouvera-t-on encore mécènes et collectionneurs de ce calibre pour entretenir les collections publiques ?
Si le marché est à deux vitesses, les antiquaires n’y ont-ils pas aussi leur part de responsabilité ? N’ont-ils pas trop orienté les acheteurs, à 60 % américains, vers des meubles opulents dans une surenchère de bronze et de vernis. Cette clientèle gavée d’ors et de grande décoration ne peut plus absorber des meubles simples mais harmonieux.
« Les antiquaires ont fait aimer la grande décoration, mais le XVIIIe siècle ne se résume pas à cela. Dans toutes les demeures, même les plus sophistiquées, les meubles simples côtoyaient les meubles importants », souligne une historienne. C’est peut-être cet art du mélange qu’il faudra réapprendre.

Prochaines ventes 2-3 déc. : Christie’s Paris, ancienne collection du baron Hottinguer. 11 déc. : Jean-Claude Binoche, Drouot Montaigne. 15 déc. : Sotheby’s, Paris. 19 déc. : Piasa, Drouot Richelieu. Experts et conseillers (à Paris) - Jean-Dominique Augarde, 92 rue La Fayette, IXe, tél. 01 47 70 19 02. - Cabinet Guillaume Dillée, 11 rue de Miromesnil, VIIIe, tél. 01 53 30 87 00. - Patricia Lemonnier, 54 bd Richard Lenoir, XIe, tél. 01 43 57 33 28. - Cabinet Roland Lepic, 1 rue Rossini, IXe, tél. 01 42 46 06 76. - Cabinet Le Fuel de l’Epée, 14 rue Drouot, IXe, tél. 01 42 46 10 46. - Alexandre Pradère (cabinet Blondeau et associés), 346 rue St-Honoré, VIIIe, tél. 01 44 77 98 90. Antiquaires (à Paris) - Didier Aaron, 118 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 47 42 47 34. - Jean-François Anne, 174 rue du Fg St-Honoré, VIIIe,tél. 01 45 61 15 61. - Galerie Guy Bellou, 139 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 42 56 18 50. - Ariane Dandois, place Beauvau, 92 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 43 12 39 39. - Antiquités Fouquet, 157 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 42 89 62 82. - Jean Gismondi, 20 rue Royale, VIIIe, tél. 01 42 60 73 89. - Galerie Kugel, 279 rue St-Honoré, VIIIe, tél. 01 42 60 86 23. - François Leage, 178 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 45 63 43 46. - Galerie Jacques Ollier, 11 quai Voltaire, VIIe, tél. 01 42 61 50 02. - Jacques Perrin, 98 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 42 65 01 38. - Jean-Marie Rossi, 94 rue du Fg St-Honoré, VIIIe, tél. 01 42 66 60 29. - Maurice Ségoura, 14 place François Ier, VIIIe, tél. 01 42 89 20 20. - Bernard Steinitz, 9 rue du Cirque, VIIIe, tél. 01 42 89 40 50. - Syndicat national des antiquaires 17 bd Malesherbes, VIIIe, tél. 01 44 51 74 74. - Tous les spécialistes du XVIIIe dans Le Guide du marché de l’art, hors série de L’Œil, 2003.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Un marché à deux vitesses pour le mobilier XVIIIe

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