La justice vient de rendre un arrêt majeur concernant neuf tableaux issus de la collection d’Armand Dorville qui ont été vendus pendant la Seconde Guerre mondiale.
Paris. Dès la Libération, le droit s’est emparé de la problématique des biens culturels volés aux familles juives par l’occupant nazi et divers régimes d’indemnisation des victimes ont été adoptés, permettant, selon les cas, une réparation plus ou moins complète des dommages subis. En matière de spoliation, l’ordonnance du 21 avril 1945 est aujourd’hui considérée comme le texte le plus complet. En son sein, la volonté de réparer les erreurs du passé se concrétise par la nullité des actes de disposition constitutifs de spoliation et la restitution aux victimes des biens dont elles ont été privées. Or une vente en apparence légale peut-elle être considérée comme spoliatrice ? Telle est l’importante question à laquelle vient de répondre la Cour de cassation par un arrêt du 26 novembre 2025.
Traqué par le régime de Vichy car juif, l’avocat et collectionneur Armand Dorville décède en 1941 sans héritier. Son exécuteur testamentaire procède, en juin 1942 à Nice, à la vente aux enchères des 445 œuvres d’art en sa possession. Ayant découvert la judéité de Dorville, le Commissariat général aux questions juives nomme rétroactivement un administrateur provisoire, conformément à la législation antisémite. Lors de la vacation, douze œuvres sont acquises par les Musées nationaux tandis que neuf œuvres sont achetées par des particuliers. Celles-ci intégreront par la suite les collections publiques. Le produit de la vente est quant à lui confisqué par l’administrateur provisoire et ne sera remis aux héritiers survivants qu’après guerre.
En 2019, les descendants d’Armand Dorville souhaitent faire reconnaître le caractère spoliateur de la vente pour obtenir la restitution de ces œuvres. La Commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS) recommande la restitution des douze œuvres « sur le fondement de l’équité », car le représentant des Musées nationaux ne pouvait ignorer que la vente était soumise à la législation antisémite, dont acte par la loi du 21 février 2022. En revanche, elle refuse la restitution des neuf œuvres, arguant que la vente avait été réalisée sans violence.Il faut replacer cet argument dans le contexte de la jurisprudence d’après-guerre qui estimait que la nomination d’un administrateur provisoire constituait une mesure exorbitante du droit commun. Pour obtenir la nullité de plein droit de l’ordonnance de 1945, les juges estimaient toutefois nécessaire de prouver un lien de causalité entre la nomination de l’administrateur provisoire et l’acte de disposition litigieux. Suivant les recommandations de la CIVS, la cour d’appel de Paris a refusé, faute de lien de causalité, de prononcer la nullité de la vente Dorville le 5 décembre 2023. Les descendants se sont donc pourvus en cassation.
Le 26 novembre 2025, la haute juridiction a affirmé que « dès lors que la nomination à des fins d’aryanisation de biens d’un administrateur provisoire au cours d’un acte de disposition, tel qu’une vente aux enchères, emporte dessaisissement de leur propriétaire ou de ses ayants droit, elle affecte les conditions de réalisation de cet acte, leur retire toute faculté d’y renoncer et ne permet plus de considérer qu’il y a été consenti, même si ceux-ci ont été à son initiative et y ont apporté un concours matériel ». Tirant les fils de cette analyse, la Cour de cassation a énoncé un attendu de principe selon lequel « il y a donc lieu de juger désormais qu’un tel acte est alors accompli en conséquence d’une mesure exorbitante de droit commun, sauf s’il est établi, au vu des éléments de fait et de preuve soumis, que la nomination de l’administrateur provisoire est demeurée sans aucun effet jusqu’à l’exécution complète de l’acte ».
Une telle formulation est loin d’être anodine. En désavouant frontalement la CIVS, la Cour de cassation marque un renversement substantiel sur la charge de la preuve du lien de causalité : il revient désormais à la partie qui conteste la nullité – ici l’État français – de démontrer l’absence d’un tel lien. En conséquence, l’arrêt d’appel ne pouvait qu’être cassé puisque l’administrateur provisoire avait procédé à la confiscation de l’entier produit de la vente au détriment des héritiers ; sa nomination n’était donc pas restée sans effet.
On le devine, si la spoliation est un concept d’exception, elle n’en demeure pas moins un concept juridique qui n’est pas figé. En tant que telle, la spoliation est nécessairement le produit du contexte historique dont elle est issue. Cette position « en équité » se justifie au regard des évolutions internationales et la Cour de cassation fait d’ailleurs explicitement référence aux « Best Practices » de 2024 relativement à l’application des « Principes de la Conférence de Washington du 3 décembre 1998 sur l’art confisqué par les nazis ».
Bien que salutaire, cette solution demeure en pratique probablement limitée. Il est vrai que la Cour de cassation répond ici à un cas particulier et n’a pas vocation à remettre sur le métier de la Justice des refus de restitutions marqués de l’autorité de la chose jugée. En revanche, cette solution pourrait trouver une nouvelle verdeur dans les cas où, sans contentieux, la CIVS aurait refusé une demande de restitution en contradiction avec celle érigée par la Cour de cassation. Dans l’attente, la cour d’appel de Paris va devoir rejuger l’affaire Dorville et il y a fort à parier que celle-ci s’incline et prononce, à terme, la restitution des neuf toiles éparpillées entre Musées nationaux (Louvre et Orsay) et musées territoriaux (Dijon, Grenoble et Nice).
Alors que la Cour des comptes a été particulièrement sévère quant à la réparation des personnes volées par l’État français en 2024 (1), comment ne pas s’étonner des barrages dressés par la Rue de Valois contre les héritiers Dorville ? Une lutte encore plus surprenante puisque que l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis et la Suisse ont été guidés par des considérations plus humanistes et leur ont rendu plusieurs toiles ces dernières années. Face à des œuvres qui sont les témoins déchirés par l’Histoire, cette affaire Dorville démontre, s’il en était besoin, l’importance de la traçabilité des biens culturels et l’expertise des généalogistes.
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Spoliation : la cour de cassation désavoue la CIVS
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°667 du 12 décembre 2025, avec le titre suivant : Spoliation : la cour de cassation désavoue la CIVS





