Série noire judiciaire pour l’expertise

Invoquer sans cesse l’erreur sur la substance fragilise considérablement le marché de l’art

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 19 mars 1999 - 1695 mots

L’arrêt de la Cour d’appel de Paris, qui a condamné solidairement le vendeur d’un guéridon attribué à Martin Carlin et les experts qui avaient certifié le meuble, ajoute à la série noire judiciaire touchant l’expertise en France (lire le JdA n° 78, 5 mars). L’affaire complète les précédentes, car elle concerne une transaction de gré à gré entre professionnels et des certificats d’expertise établis antérieurement à la transaction litigieuse. Elle impose sans doute des ajustements.

PARIS - Ce qui frappe tout d’abord dans cette affaire de guéridon, ce sont les méandres dans lesquels la procédure s’est enlisée. Un marchand achète en juin 1989 un meuble accompagné de deux certificats flatteurs : l’un, sans date, établi par un des premiers cabinets d’expertise parisiens, l’autre, de mai 1988, signé d’un expert national près la Cour de cassation.

Pour ces spécialistes, et sans réserve, la pièce était d’époque Louis XVI et pouvait être attribuée à Martin Carlin. Sur photo accompagnée de ces deux certificats, le meuble est revendu dix jours plus tard à un marchand américain et expédié à New York. Sur l’avis négatif d’un expert de Sotheby’s auquel la pièce est proposée et qui estime qu’il s’agit d’une “copie du XIXe”, le meuble est retourné en France. Comme souvent en pareil cas, pour faire l’économie d’un contentieux, on tente de reclasser l’objet par une vente publique, dont l’expert est celui qui avait certifié le meuble deux ans plus tôt : tribulations ordinaires, sinon glorieuses, qui apparentent l’œuvre au “mistigri”.

Le recyclage échoue en avril 1990, et l’acheteur américain, après un second avis de deux experts français – le premier qualifiant le guéridon de “copie maladroite d’un modèle du XVIIIe siècle” et le second, plus technique, relevant que “le plateau de laque [...] est non conforme, une partie de la marqueterie est rapportée, un trou sans raison d’être [démontrerait] une transformation du meuble, l’ensemble de la dorure est refaite” (hélas !) –, assigne le vendeur en nullité. Jusque-là encore, rien de nouveau dans des us et coutumes approximatifs aggravés par la spéculation.

Un ballet de compétences qui dure neuf ans
Le contentieux se complique ensuite, dans un jeu dont on peut se demander s’il ne consiste pas à rendre inintelligible pour les juges les constatations les plus simples. La procédure verra en effet s’entrecroiser les noms de quinze spécialistes, presque tous experts près les cours d’appel, la Cour de cassation et/ou les Douanes, et les avis de douze d’entre eux. Trois experts ayant commis les certificats incriminés, l’expert de Sotheby’s, les deux experts français de l’acheteur américain, le premier expert désigné par le Tribunal – qui estime, après un examen technique détaillé, que le meuble a été fabriqué vers le milieu du XIXe, probablement en Angleterre –, trois nouveaux experts nommés par la Cour d’appel, et quatre remplaçants. Le dernier collège conclura qu’il est “certain d’être en présence de différents éléments anciens reconstitués, dont l’assemblage donne de cette petite table la certitude qu’elle n’est pas du XVIIIe siècle”.

Ce ballet de compétences a duré près de neuf ans. Dans un premier temps, la procédure s’est soldée de façon classique : le Tribunal de grande instance de Paris a annulé la vente en 1993, mais il a mis hors de cause les experts en estimant que “ceux-ci, compte tenu tant des renseignements dont ils disposaient à l’époque où ils ont examiné le meuble que des moyens d’investigation qui étaient les leurs, ont pu, sans légèreté blâmable, avoir la conviction que le meuble était d’époque Louis XVI et pouvait être attribué à Martin Carlin”. Solution classique qui résulte souvent de l’embarras de l’expert judiciaire, plus à l’aise pour relever l’erreur que pour souligner la négligence ou l’imprudence d’un confrère. Le juge auquel on expose doctement que le diagnostic était délicat, est fondé à dégager la responsabilité de l’expert. Cette situation résulte du fonctionnement du “microcosme”, mais également des difficultés propres à l’expertise d’art. Elle entretient l’idée que la responsabilité des experts au titre de leur obligation de moyens est illusoire.

La forme même des certificats
La tournure des choses a changé en appel. En effet, si la Cour a rejeté la plupart des arguments du vendeur et confirmé en conséquence l’annulation de la vente, elle s’est attardée sur la responsabilité des experts. Les juges se sont tout d’abord attachés à la forme même des certificats et ont relevé qu’ils “rappelaient leurs qualités d’expert national près la Cour de cassation et les Douanes françaises pour le premier, et d’experts agréés en meubles et objets d’art pour les deux autres, qui ont qualifié le document qu’ils ont délivré de certificat d’expertise”. Les juges ont déduit de ces formes que les experts “ne sauraient minimiser la portée d’avis donnés dans l’exercice de leur profession, le fait qu’ils aient été ou non rémunérés à cette fin n’ayant pas d’incidence sur le présent litige”.

Sur le fond, la Cour a d’une part déduit des expertises judiciaires qu’un “examen attentif de l’objet permettait de douter de son rattachement au XVIIIe siècle, même sans démontage” et observé que “les experts ne peuvent s’abriter derrière le fait que seul un démontage du meuble [...] aurait permis de déterminer l’époque [dans la mesure où] ils avaient établis leurs certificats sans aucune réserve à ce titre”. Cette dernière observation n’est pas une nouveauté. La Cour de cassation a déjà plusieurs fois orienté dans ce sens les décisions d’appel, en particulier il y a une dizaine d’années en censurant la Cour de Bordeaux qui avait absout un expert ayant authentifié un tableau sur la base d’une signature qui avait ultérieurement disparu au dévernissage. Les juges d’appel avaient considéré que cette opération n’entrait pas dans les attributions de l’expert, et les conseillers de cassation avaient rétorqué que s’il ne se sentait pas autorisé à cette opération, seule susceptible de lever le doute, l’expert devait logiquement s’abstenir d’authentifier le tableau sans réserve. L’arrêt de Paris se situe dans cette logique. In fine, la Cour n’a pas fait de détail et a condamné le vendeur et les experts à rembourser le prix du guéridon à l’acheteur.

L’opinion de l’expert plutôt que son infaillibilité
On comprend que cette affaire inquiète les experts. Elle s’inscrit dans un durcissement des juges à leur égard. En outre, elle “aggrave la marque”. Dans les précédentes procédures, les experts étaient en effet directement engagés dans les transactions et avaient reçu une rémunération, même si elle pouvait rétroactivement sembler modeste par rapport à la sanction. Ce n’était pas le cas pour le guéridon, et pourtant les juges ont condamné avec la même sévérité. De quoi donner aux experts chevronnés et à leurs assureurs des angoisses à la pensée des milliers de certificats qui circulent sous leur signature. Au plan du droit, il n’y a cependant rien à dire : lorsqu’il y a faute – ce qui est le cas d’un certificat d’expertise établi de façon négligente ou imprudente –, la responsabilité civile de l’auteur est engagée pour les dommages en résultant, et la mise en jeu de cette responsabilité n’est pas subordonnée à l’existence d’un avantage matériel pour le fautif.

Il faut cependant mesurer la portée de cette évolution jurisprudentielle. Dans l’absolu, elle contribue à assainir les pratiques en poussant les experts à préciser leur description et au besoin à émettre des réserves. Mais, dans le même temps, il ne faut pas que cette rigueur nécessaire vide la mission d’expertise de son sens. L’expert est d’une certaine manière tenu de prendre des risques, et ces risques sont une des composantes du marché. Dans ce sens, les Anglo-Saxons insistent sur les risques inhérents à l’expertise artistique et insistent sur l’opinion de l’expert plutôt que sur son infaillibilité, sans pour autant que les transactions y apparaissent beaucoup plus aléatoires qu’en France. La pratique française affiche des principes en apparence plus rigoureux – garantie trentenaire, recours en annulation... –, mais en amoindrit la portée par des esquives permanentes qui renvoient la responsabilité principale vers le vendeur. De ce fait, il paraît difficile d’acclimater en France une culture nuancée de l’expertise. Il y faudra sans doute du temps et une nécessaire réconciliation de l’approche scientifique des conservateurs avec l’efficacité empirique du marché.

Organiser la solidarité des opérateurs
En attendant, on peut se risquer à penser que le problème ne pourra que s’aggraver si l’on n’organise pas la solidarité des opérateurs. Le projet de loi sur les ventes volontaires ouvre une voie en réinstallant partiellement la responsabilité solidaire des experts et des commissaires-priseurs et en imposant l’assurance. Mais le texte reste en retrait, en confinant les experts dans un rôle supplétif au lieu d’édicter une co-responsabilité. Il limite également la durée des recours, ce qui facilitera sans doute l’intervention des assureurs ; toutefois, ne généralisant pas la prescription de dix ans à toutes les actions liées à des objets mobiliers d’occasion, il risque d’élargir le fossé entre le vendeur – qui restera lié par la prescription trentenaire – et ses partenaires professionnels.

Recours dévastateurs
Puisque la réflexion portera sur certaines dispositions du code civil, peut-être pourrait-on l’étendre aux dispositions concernant la garantie des vices cachés (art. 1641 et suivants du code civil) afin qu’elles redeviennent un moyen efficace d’agir. Les recours contre les experts sont d’autant plus dévastateurs que la jurisprudence de l’annulation pour erreur sur la substance de l’article 1110 du code civil s’est depuis longtemps substituée aux recours en garantie des vices cachés, mal commodes car enfermés dans un “bref délai” (art. 1648) et fondés sur une définition très fonctionnelle du vice caché “qui rend la chose impropre à son usage”.

C’est sans doute plus affaire de doctrine et de pratiques juridiques que de loi, mais l’erreur sur la substance devenue un moyen tout terrain, invoqué un peu n’importe quand, fragilise considérablement le marché de l’art, y compris le travail et les découvertes des professionnels publics et privés qui peuvent être confisqués par le recours en annulation des vendeurs (comme en témoignent les différentes affaires Poussin).

L’erreur sur la substance enferme le juge dans des décisions et des sanctions sans nuances : il ne peut que valider ou annuler, et dès lors qu’il annule, il doit condamner au remboursement. Les experts payent ainsi le prix de leurs erreurs, mais aussi de l’hypertrophie jurisprudentielle de l’erreur sur la substance.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°79 du 19 mars 1999, avec le titre suivant : Série noire judiciaire pour l’expertise

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