Galerie

Les saisons en enfer de Najah Albukai

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 1 avril 2021 - 504 mots

La galerie Fait & Cause accueille les dessins d’horreur et de tortures de l’ artiste rescapé des prisons syriennes.

Paris. Voilà dix ans que la Syrie est en guerre. Najah Albukai, qui y est né en 1970, a été incarcéré à deux reprises au centre 227 ; il vit aujourd’hui en France et a choisi le dessin, qu’il enseignait, pour fixer ses souvenirs cauchemardesques noir sur blanc. Ses œuvres racontent les prisons de Damas, les supplices, la mort, et le courage manque d’abord pour fixer du regard les scènes insoutenables qu’il a vécues. « Lorsque j’ai commencé cette série, ce n’était pas pour témoigner », explique le réfugié dans un français impeccable – il a étudié aux Beaux-Arts de Rouen au début des années 1990. 

Ses souvenirs obsédants, il les a d’abord tracés au stylo bille sur des carnets, dont plusieurs pages sont présentées ici. La pointe sèche et dure se prête aux évocations de corps décharnés, à ces visages d’hommes que défigurent l’angoisse et la faim. Mais c’est en renouant avec les gestes de la gravure que Najah Albukai a trouvé un rituel dont les étapes, de la plaque de cuivre entaillée au bain d’acide et à l’impression sur papier, lui offrent une forme d’exorcisme. 

Ses visions viennent s’inscrire dans une tradition de l’estampe politique. On songe bien sûr aux « Désastres de la guerre », de Francisco de Goya, exécutés au début du XIXe siècle. Najah Albukai, pour sa part, affirme avoir souvent pensé à des tableaux de maîtres, de Rembrandt à Géricault, en détaillant l’horreur autour de lui, sans que ce regard le détache du réel. Il a ainsi compté pendant l’une de ses incarcérations, qui dura un peu plus de deux mois, quatre cents cadavres transportés à bout de bras : cette corvée atroce hante ses dessins. 

Libération avait consacré sa une et un dossier spécial, en août 1998, à une partie de ce corpus dont « une seule œuvre suffirait à ouvrir un procès pour condamner les criminels », écrit le dramaturge Wajdi Mouawad, l’un des trente auteurs réunis dans le livre Tous témoins, publié par Actes Sud en écho à l’exposition, portée par l’association Pour que l’Esprit Vive, et accueillie par la galerie socialement engagée Fait & Cause. Son co-fondateur, Michel Christolhomme, voit en effet dans l’abomination syrienne « une métaphore de l’injustice et de la violence du monde actuel ». 

Loin de rester enfermé dans un récit, l’œuvre de Najah Albukai atteint une portée universelle. Il montre le mal absolu et affirme qu’il est possible d’y survivre. Paradoxalement, son travail contient et transmet une part d’espérance. Cette force intrinsèque a d’ailleurs conduit l’artiste à explorer aujourd’hui les possibilités de la peinture. Une de ses toiles est présentée, travaillée à la gouache et au lavis. Le pinceau a sculpté les corps torturés, que l’on dirait crucifiés dans le vide, composant une sorte de frise où dominent le bleu sombre et une coulée de rouge. Les prix des dessins et gravures ne dépassent pas 5 000 euros et ce projet aurait par ailleurs sa place dans toute bonne galerie d’art contemporain.
 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Les saisons en enfer de Najah Albukai

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