Entretien

Alain Schoffel, « découvreur » de l’art tribal philippin

« Une belle collection, c’est du courage »

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2013 - 771 mots

Vous avez la réputation d’être l’un des plus grands collectionneurs d’art tribal. Comment est née cette vocation ? Ma chance est sans doute d’avoir été fils unique et d’avoir joui, très jeune, d’une grande liberté. J’ai eu l’âme d’un collectionneur dès l’âge de 7-8 ans. C’est le moment aussi où j’ai découvert ma judéité, et je me suis alors intéressé aux autres cultures, les plus rejetées, les plus méprisées. Dans les westerns, j’ai ainsi d’emblée préféré les Indiens aux cowboys. Mon premier achat a d’ailleurs été deux pointes de flèches en silex provenant d’Amérique du Nord. J’avais alors à peine dix ans… Avec mon père, qui avait un don pour le dessin et une sensibilité artistique, je me suis mis alors à fréquenter les antiquaires et les marchands, en même temps que je chinais. Je suis ainsi allé voir Charles Ratton à l’âge de 18 ans ; dès lors, chaque année il me montrait de très beaux objets. J’ai rencontré André Breton à 19 ans… Très jeune aussi, il y a eu les voyages. Sur ma mobylette, j’ai sillonné la France, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, l’Espagne et le Portugal. J’en profitais pour visiter tous les musées, et j’ai fini parfois par en connaître les coulisses. D’autres périples vont suivre. À partir de 23 ans, je me rends régulièrement aux États-Unis, puis effectue mes premiers séjours en Asie.

L’exposition du Musée du quai Branly consacrée à l’art des Philippines expose quelques-unes de vos plus belles pièces de cette région. Comment avez-vous découvert cet art totalement méconnu à l’époque ? D’abord sur place, à Paris ! C’est à 18 ans que j’ai acquis mon premier objet philippin auprès de Madame Mengin, qui tenait alors la galerie À la reine Margot : un fourreau de machette bolo ifugao que l’on peut admirer actuellement à l’exposition du Quai Branly. Par la suite, dès la fin des années 1960, j’ai effectué pas moins de dix-huit séjours aux Philippines, car c’était l’un des rares endroits de la planète où les plus beaux objets n’étaient pas encore sortis.

Quel était alors l’état du marché ? À Baguio, un lieu de séjour pour les riches Manillais, il existait déjà quelques marchands qui, à côté des souvenirs pour touristes, vendaient parfois des objets anciens : des paniers, des coupes, des statues. Puis, je me suis rendu régulièrement à Banaue, au cœur du pays ifugao, où je séjournais un bon mois à chaque fois. Il y avait encore des objets fabuleux, qui étaient restés dans leur jus. Mais c’est davantage encore à Manille que j’ai acquis près de 90 % des plus belles pièces de ma collection auprès d’un personnage essentiel : William Beyer, un métis de père autrichien et de mère ifugao. Dès les années 1945, il avait collecté les plus beaux objets.

Comment avez-vous fait découvrir cet art en Europe ? En organisant, au début des années 1970, la première exposition consacrée à l’art primitif du nord des îles Philippines, dans ma petite galerie de la rue de Seine, à Paris. Le succès auprès des amateurs d’art tribal a été considérable. Le grand marchand d’art japonais Robert Burawoy m’a acheté sept bulul (statue d’ancêtre, gardien du riz). Par la suite, le collectionneur suisse Jean Paul Barbier-Mueller a acquis, entre autres, la très belle porte qui est présentée à l’exposition du Quai Branly. Parmi mes autres acheteurs, je peux citer aussi Liliane et Michel Durand-Dessert, ou bien encore Tom Jaffe, qui a fait entrer l’art de l’Indonésie et des Philippines à l’université de Yale.

Quelle est désormais la cote de ces objets ? À l’époque où j’ai organisé cette exposition, le prix d’un bulul s’élevait à 10 000 francs [soit 7500 € compte tenu de l’érosion monétaire NDLR], soit une somme plus que raisonnable ! C’était une région du monde qui n’intéressait alors que peu de personnes. Or moi, je m’intéressais précisément à ce que les autres ne regardaient pas. Il faut avoir du courage pour faire une belle collection ! Mais depuis ces cinq dernières années, l’envie ne cesse de croître. Lors de la vente Kerchache chez Pierre Bergé, en 2010, le porteur de coupe kankanay s’est envolé à 78 000 euros, alors qu’il était annoncé à 9 000 euros. Lors d’une des dernières ventes Sotheby’s, avant même l’exposition du Quai Branly, un bulul a atteint les 55 000 euros, sans compter les frais. Mais c’est un marché qui demeure extrêmement limité, car cela concerne une culture de 100 000 personnes tout au plus.

Qu’est-ce qui vous émeut particulièrement dans cet art ifugao ? Ce que j’aime dans tout objet d’art primitif : sa vérité, son archaïsme, sa simplicité, sa puissance, son universalité.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°394 du 21 juin 2013, avec le titre suivant : Alain Schoffel, « découvreur » de l’art tribal philippin

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