Le XXe côté design et architecture

L'ŒIL

Le 1 décembre 1999 - 1880 mots

Après la Première Guerre mondiale, l’architecture européenne connaît un bouleversement plus grand encore que la révolution de la Renaissance. Ses architectes audacieux et visionnaires furent les vrais pionniers du XXe siècle, avançant en territoire complètement inconnu, alors que les architectes du Quattrocento, les Brunelleschi et Alberti ne faisaient qu’abandonner le gothique pour prôner le retour à l’art de la Rome Antique. Les nouveaux héros modernes, les Gropius, Mies van der Rohe, Le Corbusier et autres, ne préconisent aucun retour en arrière. Ils se projettent dans un présent à inventer, à l’écoute des facteurs sociaux et techniques d’un siècle qui sera celui des masses et de la science. Ils sont porteurs d’un gigantesque espoir dans un monde nouveau qui pourra se concrétiser par une nouvelle architecture, liée aux diverses avant-gardes. Ils renoncent à l’artisanat pour l’industrie et pourchassent l’exubérance des corniches et des décorations de l’architecture alors toute en façade. Ils veulent œuvrer pour les anonymes, les délaissés. Leur credo est la simplicité – « less is more » affirme Mies van der Rohe – et l’acier, le verre, et le béton. Au début, avant d’être étiquetés « modernistes » et « fonctionnalistes », ils sont tous un peu utopistes. Dès 1919, Mies van der Rohe parle d’un gratte-ciel en verre et dès 1922, Le Corbusier rêve d’une « Ville pour trois millions d’habitants », préfiguration de sa « cité radieuse », dont le centre aux 24 gratte-ciel se dresse vers les étoiles... C’est en Allemagne que tout se prémédite et ce sera d’Allemagne que tout s’éparpillera de par le monde. Peter Behrens, Gropius, Mendelsohn, Marcel Breuer émigrent en Angleterre. Après son passage à Berlin, Le Corbusier s’installe en France. Mies van der Rohe se réfugie aux États-Unis. Ce n’est pas un hasard si tous, sauf Le Corbusier, sont issus du Bauhaus qu’ils ont contribué à créer. En Italie, Mussolini fait preuve d’une tolérance surprenante et permet à des novateurs comme Sant’Elia, Terragni, Libera et Piacentini de construire dans les années 30. En Russie des édifices modernes et sans compromis sont impensables et dès 1931 le régime communiste fait taire l’audace des révolutionnaires. Le « condensateur social » des constructivistes, qui correspond à la « machine à habiter » de Le Corbusier, est aboli. En Allemagne, Hitler stoppe tout progrès et impose ses fantasmes rhétoriques. Après la vague des maisons « cubes » toutes blanches, les modernistes s’intéressent au rapport entre extérieur et intérieur, une problématique que Frank Lloyd Wright avait déjà exploré aux États-Unis. Naît alors l’ère de l’acier et de sa frêle beauté. Mies van der Rohe construit en 1929 une merveille de transparence et de légèreté : le pavillon allemand à Barcelone. En rupture totale avec l’archétype de la hutte primitive, de la boîte fermée protectrice, il crée un espace diaphane aux murs de verre ! Il prouve ainsi que l’architecture moderne peut engendrer, elle aussi, des effets monumentaux sans pour autant s’accoler des colonnades, simplement en inventant un rythme spatial et en usant avec imagination des matériaux qui, pour être nouveaux, n’en sont pas moins beaux et nobles. Le design suit le mouvement. Dans son pavillon de Barcelone, Mies van der Rohe a juste disposé quelques chaises qu’il a construites sur un système de porte-à-faux. Ce sont les Barcelona Chairs, chaises mythiques du XXe siècle, à mettre au panthéon des chaises modernistes encore utilisées couramment aujourd’hui : entre autres, le fauteuil Wassily de Marcel Breuer (1926) et le fauteuil Le Grand Confort de Le Corbusier (1928). Ils ont en commun leur forme épurée, essentielle, le métal, et le désir d’être produits en série. Bref, ils représentent ce que l’on attend d’une société à tout jamais technologique.

Vitesse et pragmatisme
Après la Seconde Guerre mondiale, la modernité volera en éclats. Mais elle aura fait des épigones, se développant surtout en Amérique, du Nord et du Sud. Tout a changé pour l’architecte. Le commanditaire individuel a disparu pour laisser la place à une collectivité impersonnelle et à des commissions. Plus que jamais l’architecte ne peut s’imposer sans argumenter et convaincre. Souvenons-nous des discussions sans fin de Le Corbusier pour défendre ses Unités d’habitation en France ou à l’Interbau de Berlin... Les architectes se regroupent en agences collectives comme l’agence Skidmore, Owings & Merril aux États-Unis qui employait en 1953 rien moins que dix directeurs, sept associate-partners, onze participing associates et un staff de plus de mille collaborateurs. Les architectes voyagent, collaborent entre eux, construisent à l’étranger. L’architecture devient internationale. Quant à la reconstruction, elle porte forcément au rationalisme. Finie l’imagination, il faut être pragmatique et vite ! Le béton armé fait un retour remarqué. Pier Luigi Nervi lui donne ses lettres de noblesse, Oscar Niemeyer l’utilise avec lyrisme à Brasilia et Le Corbusier le sacralise presque à Ronchamp. Même si la mécanisation et la standardisation sont de règle, on s’éloigne peu à peu du modernisme, lui faisant à nouveau grief d’être trop froid, intellectuel, sans âme, trop tiré au cordeau. Le besoin se fait sentir de formes plus vivantes et organiques. Malgré les expériences passionnantes de Jean Prouvé et de Eero Saarinen, il faudra du temps avant que l’architecture ne se libère. Ce n’est pas le cas du design qui dans les années 50 explose !

L’explosion du design
La vie, sur fond de chantier certes, s’organise à l’heure américaine. On est à nouveau libre, on veut donc des formes libres. Le design nordique se distingue particulièrement. On connaissait déjà Alvar Aalto, on découvre Tapio Wirkkala et surtout les fauteuils Œuf de Arne Jacobsen, très proches des recherches de l’Américain Charles Eames. En Italie on coupe net avec le modernisme et les vases de Venini ondulent ainsi que les meubles de Carlo Mollino. Le design s’empare alors d’une toute récente découverte : les matières plastiques qui auront une longévité remarquable puisqu’elles règnent encore aujourd’hui. Ce plastique est comme une bombe ! Des meubles aux objets, aux ustensiles ménagers... Ils chamboulent formes et modes de vie. Se déploient des formes rondes, gonflables, moulées, bref sensuelles. Aux États-Unis les nouveaux modernes s’appellent Charles Eames avec sa Lounge Chair (1956), Eero Saarinen avec son fauteuil Tulipe (1956) ou Harry Bertoia avec son siège en treillis d’acier (1952). Le Japon sort de sa torpeur et Sôri Yanagi offre au monde le ravissant tabouret Butterfly (1956), Isamu Kenmochi son fauteuil boule en rotin (très proche des fauteuils champignons de Pierre Paulin). Après le baby-boom et la relance économique, la société de consommation bat son plein. Roger Tallon, plus tard célèbre pour son train à grande vitesse, le TGV, propose alors un bijou : le téléviseur portable P111 de Téléavia. C’est la floraison du design industriel qui produit les appareils qui désormais hantent nos vies : voitures, téléphones, rasoirs électriques. Impossible d’oublier la Valentina rouge, merveilleuse machine à écrire portable de Ettore Sottsass pour Olivetti (1969). Le design se nourrit allègrement du Pop Art et entre dans sa phase de séduction absolue. Les Italiens sont en première ligne. Au génial nordique Verner Panton (L’Œil n°509) succède le non moins génial Italien Joe Colombo qui empile ses chaises de plastique multicolore Universale pour Kartell (1965). Fonction et fantaisie s’unissent. Le multipliable, le combinable prolifèrent. Ce n’est plus uniquement l’objet, c’est tout un espace qu’on imagine et que l’on adapte à une vie décontractée, au ras du sol, inventée même pour l’espace. La modernité, dans les années 60, c’est le futur. La conquête spatiale bouleverse aussi le monde de l’architecture et les événements de 68 remettent en cause tout le code des valeurs esthétiques.

Le retour des utopies
Curieusement cette époque qui représente la civilisation industrielle à son point culminant, est aussi celle des projets « fous », d’un retour à l’utopie (souvent réalisable cette fois !). Ainsi Buckminster Fuller surmonte le pavillon américain de l’Exposition universelle de Montréal en 1967, de dômes de verre incroyables. Les Japonais se nomment alors « métabolistes » et Arata Isozaki imagine une ville surgissant des ruines d’une cité en décomposition. Kurokawa invente la cité hélicoïdale. De nouveau des réflexions théoriques et des débats font rage. Les Anglais fondent le groupe Archigram qui a recours à l’anticipation technologique. La ville devient une monstrueuse machine qui se déplace. Parallèlement se fait jour l’idée de la construction éphémère. Le Japonais Murata a beaucoup de succès avec son pavillon gonflable à l’Exposition universelle d’Osaka en 1970. Ces années 70 sont en architecture particulièrement expérimentales ; et elles débouchent, dans les années 80, sur une normale position de repli. Échaudée sans doute par toutes ces velléités de science-fiction et ces images futuristes, elle fait un brusque retour en arrière vers l’historicisme. Suffit les avant-gardes ! Le mouvement moderne est définitivement enterré lorsque Charles Jenks invente le postmodernisme. Sous couvert de réinscrire l’architecture dans l’histoire de la ville, on pastiche, on parodie sans vergogne mais parfois avec humour. Surtout on décore et on orne à nouveau les bâtiments ! Les résultats sont très éclectiques, parfois néo-régionalistes comme chez Mario Botta, d’autres fois farfelus comme les palmiers artificiels de Hans Hollein, ou encore kitsch comme dans le cas de Robert Venturi. Aldo Rossi, lui, cite plutôt les villes métaphysiques de De Chirico. Dans le monde du design, Andrea Branzi continue à ruer dans les brancards avec son Radical design. Mais c’est le groupe Memphis qui marquera le plus les esprits de ces années 80, permettant non seulement à  Ettore Sottsass, à Shiro Kuramata et à toute l’équipe de retrouver l’esprit des Arts & Crafts, mais d’asseoir définitivement (en tous cas jusqu’à la fin du siècle), un design libre, ouvert, métissé, coloré, ludique. L’existence de Memphis « décomplexera » les designers de tous bords de la génération suivante. Ce qui ne manquera pas, lors de la dernière décennie, de provoquer l’habituel retour de bâton avec un revival notoire du minimalisme, d’une grande pureté à la Jasper Morrison, mais aussi modernisme fin de siècle très écologique à la Philippe Starck.

Tout est possible...
Ce « tout est possible » inauguré par Memphis a son équivalent en architecture. D’un côté l’héritage de Archigram produira la très utopique « machine » que représente le Centre Pompidou de Renzo Piano et Richard Rogers (1971-1977), monumental anti-monument qui sera le départ d’un autre mouvement anglo-saxon, le high tech, sorte de métaphore de la technologie et dont Norman Foster prendra la tête. Mais Archigram sera aussi le berceau des nouvelles architectures « déstructurées » dont le plus célèbre représentant est Frank O. Gehry, avec son goût de la forme libre, sculpturale, fondée sur un principe d’improvisation. D’un autre côté apparaissent des architectes beaucoup plus minimalistes avec des obsessions fort intéressantes. Ainsi Herzog & De Meuron qui aiment à s’attacher à la « peau » des édifices jusqu’à les rendre fermés et mystérieux. Une attitude que l’on retrouve parfois chez Jean Nouvel, notamment dans son Institut du Monde arabe à Paris, mais aussi chez Tokyo Ito et sa surprenante Tour des vents à Yokohama. Sans oublier Dominique Perrault qui atteint le sommet de la sobriété sophistiquée avec la Bibliothèque François Mitterrand. Et, mélange complexe de tout cela, l’inclassable Rem Koolhas, qui cite le modernisme pour mieux le détourner. À la fin de ce XXe siècle, on peut dire que design et architecture ont aboli les dogmes et qu’ils offrent une palette infinie pour mieux appréhender, non plus des formes nouvelles, mais une réalité sociale de plus en plus mouvante.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°512 du 1 décembre 1999, avec le titre suivant : Le XXe côté design et architecture

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