Le corps en chair et en âme

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 février 2001 - 1732 mots

De Egon Schiele à Oskar Kokoschka en passant par Richard Gerstl et Herbert Boeckl, l’exposition « La vérité nue » dévoile 125 œuvres connues et méconnues de quatre peintres autrichiens. Une galerie de portraits et d’autoportraits qui disent les déchirures de l’être et puisent leur inspiration à la source du mythe d’Eros et de Thanatos.

La vérité nue, telle qu’elle est pensée par Caroline Messensee, jeune commissaire autrichienne de l’événement, n’est certainement pas une exposition de peinture naturaliste. Elle n’est pas non plus une galerie de dessins érotiques et de tableaux de nus car elle regroupe aussi des portraits et des autoportraits des quatre plus grands peintres autrichiens de la seconde génération, dite expressionniste, de la Sécession. Aux côtés d’Egon Schiele (l’artiste le plus remarqué du public et le plus important en terme d’œuvres présentées aujourd’hui), Oskar Kokoschka, Richard Gerstl et Herbert Boeckl nourrissent ce regard particulier porté sur un art à vif qui tourne encore si bien les sangs aux spectateurs. Tout a déjà été écrit sur l’extraordinaire foisonnement intellectuel de Vienne au début du XXe siècle. Tout a déjà été dit sur la Sécession, cette rupture artistique fomentée et dirigée par Gustav Klimt à partir de 1897, sur le conservatisme de l’aristocratie viennoise et son hypocrisie, sur la musique atonale dodécaphonique élaborée par Schönberg, sur l’influence de la psychanalyse grâce à l’impulsion de Sigmund Freud et à la publication en 1900 de L’interprétation des rêves, sur la littérature introspective développée par Musil et enfin sur l’émergence d’une nouvelle peinture dite « psychologique ». Difficile de créer la surprise avec deux des mauvais garçons présents dans l’exposition : Egon Schiele qui fit de la prison en raison du caractère pornographique de son œuvre, et Oskar Kokoschka, amoureux transi d’Alma Mahler, qui fit réaliser une poupée à son effigie lorsqu’elle le quitta pour Walter Gropius. Ils sont, depuis une trentaine d’années au moins, en tête des records de vente et largement plébiscités par le  public. Alors à quoi bon ? Parce que, si elle restée dans les mémoires, l’exposition « Vienne, l’apocalypse joyeuse » du Centre Georges Pompidou est tout de même bien loin (1986), comme sont rares et sporadiques les dernières rétrospectives consacrées aux peintres les plus démonstratifs du « post-sécessionnisme » autrichien. Parce que c’est aussi l’occasion de revoir ou d’admirer pour la première fois « en chair et en os », des chefs-d’œuvre qui sortent rarement d’Autriche et d’en découvrir d’autres, dissimulés dans l’intimité des collections privées, exceptionnellement dévoilés après des recherches dignes d’une enquête policière. « La vérité nue » attire enfin l’attention sur deux peintres méconnus du public français, Richard Gerstl, désormais considéré comme l’instigateur de cette peinture qualifiée de « psychologique » et Herbert Boeckl que l’on peut considérer comme le « fossoyeur » de l’expressionnisme autrichien, étiquette dont on affuble facilement l’art d’un Egon Schiele et d’un Oskar Kokoschka.

Un expressionnisme atypique
Si la peinture tourmentée et visionnaire de Richard Gerstl (1883-1908) ne doit rien à la dimension décorative, aux lignes sinueuses, aux couleurs précieuses et aux thèmes allégoriques qui caractérisent l’art de la Sécession, l’art d’un Schiele (1890-1918) ou d’un Kokoschka (1886-1980) peuplé d’images introspectives et « sincères », qualifié un peu trop rapidement de « rupture » expressionniste, doit finalement beaucoup plus à ses pères viennois qu’on ne veut bien le dire. L’opposition entre un art de surface et de style (le Jugendstil) et un art de contenu et de vérité est trop simpliste. En fait de rébellion, Schiele et Klimt s’admiraient mutuellement et Kokoschka fréquentait assidûment l’intelligentsia viennoise. Jamais il n’exista de véritable groupe expressionniste autrichien à l’instar des Blaue Reiter ou Die Brücke allemands. Sous ce label étaient regroupées de fortes personnalités, toutes indépendantes et individualistes, sans qu’il y soit développé une unité stylistique ou une quelconque invention formelle ou théorique. Ancré dans la figuration, l’art de ces peintres donne une version très particulière de l’expressionnisme. Tandis que Richard Gerstl incarne un pré-expressionnisme hébété, la peinture empâtée et vive du très sage Herbert Boeckl (1894-1966, peintre autodidacte formé à l’architecture par Adolf Loos), témoigne avec élégance de l’institutionnalisation de ce mouvement et sa lente agonie durant les années 20.

Des nus polémiques et érotiques
La tradition académique du nu a certainement donné une des plus belles occasions à ces artistes d’exprimer leurs angoisses les plus profondes face à l’ambiguïté d’une sexualité douloureuse, aux perversions et à la mort, en mêlant les sentiments des modèles et les nôtres. Des adolescentes aguicheuses, ou plutôt inconscientes de leur pouvoir sexuel, emprisonnées par le trait sinueux et continu de Schiele, à la liberté des fusains de Boeckl où l’espace nourrit le corps féminin enfoui dans la feuille, jusqu’aux dessins « jetés » de Kokoschka, merveilles de concision et de force, les nus jalonnent la vie et l’œuvre de ces peintres. Les nus polémiques et érotiques de Schiele doivent énormément aux dessins sans ambage et à la ligne langoureuse de Klimt, mais aussi à Toulouse-Lautrec, exposé à Vienne en 1903. Le trait sûr et sensible de Schiele, grandement admiré par Klimt, traduit avec justesse le trouble de l’adolescence, l’abandon du désir teinté de pulsions morbides en jouant autant sur une fluidité toute décorative que sur une expressivité redoutable. Si les corps juvéniles que Schiele aime jeter sur le papier et agrémenter de parcelles d’aquarelle très décoratives sont profanes, donnés librement, ceux qui peuplent les œuvres de Kokoschka confondent leur existence avec le mythe d’Eros et de Thanatos, l’union terrible du sexe et de la mort. C’est là un recours flagrant au symbolisme de ses pairs pour ce trublion honni de la classe bourgeoise en raison de ses provocations verbales et picturales.
Richard Gerstl, peintre maudit qui refusera d’être exposé de son vivant et ne sera découvert qu’en 1931, 23 ans après son suicide, ne doit rien à Klimt et à ses contemporains autrichiens. Sa peinture est formellement nourrie par les tableaux de Vincent Van Gogh et Edvard Munch comme en témoigne son Autoportrait riant, tableau tragique réalisé quelques jours avant sa mort qui laisse transparaître l’expression d’un désespoir savamment mis en scène. Le rire sardonique déchirant le visage affublé d’un masque de folie tranche avec la révélation du sentiment intime et du désarroi que l’on ressent face à ce tableau.

L’obsession du corps
La peinture de Gerstl est en porte-à-faux, tiraillée entre l’introspection et la mascarade. Brutale, comme travaillée à bras-le-corps, la matière picturale dissout parfois le sujet jusqu’à l’informe. Un art en marge, comme son concepteur, isolé du monde des peintres et réfugié dans le cercle étroit des amis du musicien Schönberg, qui faisait preuve d’une très grande audace dans la facture. Quant à Egon Schiele ou Oskar Kokoschka, ils ont su relier l’héritage encombrant d’une Sécession encore très active à leurs débuts en 1908, à l’influence qu’eurent les œuvres de Cézanne, Munch ou Van Gogh exposées durant la première décennie du siècle à la Sécession de Vienne, pour développer une peinture très esthétique et plutôt narcissique. Rien que pour l’année 1911, on dénombre une cinquantaine d’autoportraits pour Schiele, un nombre inférieur pour Kokoschka qui n’en reste pas moins égotiste. Obsédée par le corps et la sexualité, leur peinture est déchirée par le doute et la fragilité de toute existence. Des œuvres qu’il serait tentant de sonder et d’interpréter par le biais de la psychologie, voire de la psychanalyse, mais dont le résultat s’avèrerait bien trop réducteur et superficiel.
Cette lecture a souvent été plaquée sur les autoportraits de Schiele ainsi que ceux de Gerstl pour en expliquer la tension et permettre ainsi de relever des points de concordance entre ces deux artistes et de souligner leur goût commun pour les autoportraits nus. Telle une figure de l’au-delà, Schiele se donne une présence d’ange maléfique au corps malingre et désarticulé, au regard affolé et aux mains démesurées, installé dans un monde macabre et pervers créant un trouble durable. Regarder un Schiele, c’est recevoir une tension inégalée, qu’il s’agisse d’un autoportrait ou d’un nu, un mouvement irrationnel d’une telle puissance qu’on en reste pantois. La peinture de Schiele est une épreuve physique. Devant des corps décharnés, extatiques, convulsés par le désir ou la mort, en lévitation sur le papier, le tiraillement est grand entre l’innocence et la pulsion morbide ou sexuelle. Pas question de plaisir ou de tendresse, les images de Schiele sont directes, délimitées par une ligne tantôt fluide (durant deux périodes, entre 1908 et 1912 et à la fin de sa vie entre 1916 et 1918, il utilise un trait plus décoratif), tantôt cassante, presque cubiste, entre 1913 et 1915, avec une grande force de conviction. La prophétie de Schiele écrite en 1911 se vérifie à chaque regard : « J’irai si loin qu’on sera saisi d’effroi devant chacune de mes œuvres d’art “vivant”  ».
Le trouble que jettent encore aujourd’hui ses images est si grand qu’il est surprenant de constater leur succès commercial auprès de la haute bourgeoisie viennoise friande d’un tel anticonformisme malgré son empressement à condamner publiquement le peintre. La bonne société aimait aussi s’acoquiner avec ces fauteurs de troubles qui s’amusaient à mettre en scène et exacerber leur propre folie, en leur commandant des portraits. Si Schiele bénéficiait d’une réputation sulfureuse, Kokoschka était, lui, le polémiste et l’homme d’une seule passion, toujours imprévisible. On disait de ses portraits qu’il mettait l’âme du sujet à nu en y mêlant ses propres états d’âme, créant des images littéralement arrachées au modèle qui révélaient à la fois son enveloppe et son moi intime. On est loin du peintre brossant le portrait flatteur d’un bourgeois bien installé, d’un esprit brillant ou d’un mécène. La face cachée de l’être est exposée au grand jour avec les névroses du peintre dans un tourbillon de matière et de couleurs brutales. On ne peut s’empêcher alors de penser au Portrait de la famille Schönberg, réalisé en 1906 par Gerstl, où la peinture emporte tout, jusqu’aux visages. Sans identité, les formes presque dissoutes laissent éclater un vrombissement expressif et coloré tout aussi signifiant qu’un tableau fourmillant de détails.

L’Exposition « La vérité nue. L’expressionnisme autrichien : Boeckl, Gerstl, Kokoschka, Schiele » a lieu à la Fondation Dina Vierny-Musée Maillol, 59-61 rue de Grenelle, 75007 Paris, jusqu’au 23 avril 2001, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 18 h. Plein tarif 40 F, tarif réduit et groupes : 30 F, gratuit pour les - de 16 ans. Renseignements : 01 42 22 59 58. Commissaire de l’exposition : Caroline Messensee.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°523 du 1 février 2001, avec le titre suivant : Le corps en chair et en âme

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