La griffe Balenciaga

L'ŒIL

Le 1 décembre 2000 - 1436 mots

Jusqu’au 7 janvier, le Modemuseum de Munich célèbre la mystérieuse simplicité du travail de Cristobal Balenciaga. Passé maître dans l’art de la coupe, connu pour ses robes basculées et ses tailleurs décintrés, celui-ci n’hésitait pas à affirmer : « Une femme n’a pas besoin d’être parfaite pour porter mes robes, la robe le fera d’elle-même. »

Le couturier des couturiers », « notre maître à tous », « lui seul est capable de couper un tissu, de le monter, de le coudre de sa main. Les autres ne sont que des dessinateurs »... Du délicieux Christian Dior à Cecil Beaton ou Coco Chanel, qui n’était pourtant tendre avec personne et encore moins avec ses confrères, les couturiers et les artistes ont, durant plus de trente ans, commenté avec admiration le style de Cristobal Balenciaga. De 1937, date de l’ouverture de son salon à Paris, à 1968, ses femmes sont les mieux habillées du monde, et pour les initiés, la coupe de ses vêtements est griffée au premier coup d’œil. S’il sait rallier à la cause de ses robes basculées, de ses tuniques ou robes-sac, de ses tailleurs décintrés ou de ses blouses de paysan, les plus riches et les plus belles, celles de ses clientes n’ayant pas un physique parfait trouvent, chez lui, leur compte car il a le génie de gommer les imperfections du corps : rendre sûre d’elle et hiératique une femme complexée par une petite taille, un ventre un peu trop rond ou une épaule plus basse que l’autre, fait aussi partie de son propos et de son talent. Tout comme Salvador Dalí, il pense qu ’« une femme distinguée a toujours l’air désagréable ». C’est probablement la raison pour laquelle il interdit à ses mannequins de sourire durant les présentations de collections ou de regarder dans les yeux les clientes devant lesquelles elles défilent : la mode est une affaire sérieuse qui exige recueillement et concentration...

Me prêteriez-vous votre tailleur ?
Mais quand et comment cette extraordinaire carrière a-t-elle commencé ? Nous sommes en 1908, à Getaria, petit port de pêche situé sur la côte nord de l’Espagne. La légende raconte que par l’un de ces beaux dimanches d’été, un adolescent de 13 ans, fils d’un pêcheur et d’une couturière qu’il aide parfois à la finition de ses vêtements, guette, à la sortie de la messe, l’une des clientes de sa mère, la marquise de Casa Torrès, toujours sublimement habillée. Elle porte un tailleur de tussor blanc, fait chez Drecoll à Paris, chapeauté d’une simple paille. Il ose lui dire : « Comme vous êtes élégante ! J’aime coudre. Me prêteriez-vous votre tailleur ? Je voudrais le recopier. » La señora de Casa Torrès fait plus que cela. Intriguée par le culot et l’air résolu du très jeune homme au regard de braise, elle lui fournit une luxueuse étoffe pour cette réalisation. Enchantée du résultat, elle lui ouvre ses penderies avant de l’engager vivement à aller faire son apprentissage à San Sebastian et à Madrid. Fait exceptionnel dans l’histoire du monde de la mode, à l’âge de 18 ans, il est engagé aux grands magasins du Louvre de San Sebastian où il devient rapidement chef d’atelier et, six ans plus tard, Balenciaga y ouvre sa première maison à son nom... San Sebastian est devenue une élégante plage à la mode où la famille royale a ses habitudes. Ses premières clientes sont la reine-mère, la reine et leurs dames d’honneur, ce qui ouvre au jeune homme bien des portes, qui ne se fermeront qu’en 1931, à la chute d’Alphonse XIII. Balenciaga aura, entre temps, monté d’autres maisons de couture à Barcelone et à Madrid. Régulièrement, il se rend à Paris chez Madeleine Vionnet, Worth, Molyneux, Mainbocher ou Paquin pour y acheter les modèles qu’il adapte au style de ses clientes espagnoles, avant de les revendre dans ses boutiques, auprès de ses propres créations. En 1936, la guerre civile le chasse d’Espagne et, après un bref passage à Londres, il décide de s’installer à Paris, au 3e étage du 10, avenue George V. Deux collaborateurs espagnols deviennent ses associés : Nicolas Bizcarrondo et Wladzio d’Attainville. Wladzio, jeune homme d’origine russe, au goût sûr, amateur d’art et d’antiquités, aura une grande influence sur Balenciaga, apportant à ce rigoriste une fantaisie de bon ton. Grâce à lui, le maître aimera s’entourer, dans ses maisons d’Espagne et de France, de beaux objets, d’argenterie ancienne, de bronzes, de pendules et de miroirs XVIIIe. Pour l’heure, la première collection est présentée au mois d’août 1937 dans un décor succint, par une poignée de mannequins et de vendeuses, devant un parterre clairsemé de journalistes et d’acheteurs qui remplissent immédiatement les carnets de commande, époustouflés par des vêtements si bien construits. Un entrefilet dans un journal professionnel notant sa manière très personnelle de travailler une manche « coupée dans l’empiècement carré du manteau, moitié avec le devant, moitié avec le dos » fait comprendre à ces spécialistes blasés qu’un élément nouveau, une science très particulière de la coupe, vient de faire son apparition dans le monde de la mode. Au fur et à mesure des années, les variations de cette manche se déclineront à l’infini : montée non ajustée, raglante, pivot, pingouin, gigot, dolman, chauve-souris, ballon... défiant les lois de l’équilibre. L’extraordinaire, chez Balenciaga, vient aussi des tissus de ses modèles, fabriqués exclusivement pour lui selon ses directives, et les teintes  sorties des toiles de maîtres espagnols. Les visions de son enfance et les costumes populaires de son pays sont reproduits dans une gamme infinie de noirs. Ses fameuses petites robes, qu’il rebrode de jais ou de paillettes, lui donneront son surnom de « couturier du noir », tandis que les bleus délavés, les gris nuancés de vert des paysages noirs sur fond de terre sont ceux des vignobles proches de Guetaria. « Son tête de nègre, son café au lait, son magenta, ses violets et ses mauves étaient inimitables », se souvient Diana Vreeland, ambassadrice mondiale des élégances, consultant, à l’époque, pour le Costume Institute du Metropolitan Museum of Art.

Un essayage chez Balenciaga en vaut trois ailleurs !
À l’atelier, on parle bas, on ne fait pas de réflexions, et l’on est extrêmement ponctuel. On apprend bien vite à comprendre un geste ou un mouvement de tête indiquant les changements à opérer. On ne s’amuse peut-être pas tous les jours, mais on est conscient de participer à un chef-d’œuvre, ce que n’oublieront jamais ses élèves, Emmanuel Ungaro et André Courrèges, avant d’ouvrir leur propre maison. La notoriété et le succès rapidement acquis ne changèrent jamais l’attitude de Cristobal Balenciaga. Il reste discret et mystérieux. On ne le voit jamais dans des manifestations mondaines. Il ne donne aucune interview aux journalistes et leur interdit formellement de voir les collections avant les acheteurs. Il déteste se faire photographier et, durant les rares séances avec Gyenes en Espagne, Henri Cartier-Bresson, Man Ray, André Durst ou Lipnitki à Paris, son regard de myope caché sous de grosses lunettes fuit toujours l’objectif. Seuls, Cecil Beaton et Louise Dahl-Wolfe ont parfois droit à l’esquisse d’un sourire... Ses amis sont rares et triés sur le volet. Dans ce domaine aussi, il ne fréquente que l’exceptionnel : Hubert de Givenchy avec qui il échange ses vues sur la couture, le peintre Miró qu’il admire, Marlène Dietrich qui s’exclame « un essayage chez Balenciaga en vaut trois ailleurs ! », ou le sculpteur Janine Janet (L’Œil n°521) à qui, après avoir racheté tout son immeuble, il confie le décor de ses vitrines en demandant « faites-moi des vitrines où il n’y ait rien à vendre... » Mona Bismarck, la plus fastueuse cliente, celle qui commande 150 robes d’un coup après qu’un accident de chemin de fer eut détruit une partie de sa garde-robe, se cloître trois jours dans sa chambre lorsqu’il décide, du jour au lendemain, de fermer sa maison en 1968... Il sentait Paris le bouder au profit d’une mode avant-gardiste. Après une dernière collection de printemps restée historique, où triomphe, comme un pied-de-nez à ce modernisme, un dernier bloomer en cigaline de Bucol couleur ambre, Cristobal Balenciaga quitte son empire pour se retirer dans sa maison d’Igueldo, près de San Sebastian. Il abandonne à tout jamais ce métier qui était sa raison de vivre et l’avait rendu célèbre dans le monde entier, avant de réaliser une dernière robe de mariée pour la duchesse de Cadix en 1972. Il disparaît la même année et est enterré dans le cimetière marin du village qui l’a vu naître sous une discrète dalle de granit gris, qui sait prendre, les jours de pluie, d’indéfinissables lueurs noires.

- MUNICH, Modemuseum, jusqu’au 7 janvier.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : La griffe Balenciaga

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