Jean-Paul Barbier, George Ortiz, portraits croisés de deux collectionneurs

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 3702 mots

GENÈVE - Jean-Paul Barbier et Georges Ortiz sont de la même génération, habitent la même ville, sont amis et brûlent de la même passion, celle de l’objet d’art. Nous avons voulu leur poser les mêmes questions, car s’ils ont déjà accordé des entretiens, jamais encore ils ne se sont exprimés en parallèle. Ce rapprochement montre comment la même passion naît d’approches différentes et comment elle se développe dans un contexte familial particulier.

Jean-Paul Barbier et George Ortiz nous parlent de la relation entre collectionneur et artiste, de la transmission de leurs richesses.

Collectionneurs d’arts primitifs et d’antiquités, ils évoquent également le problème controversé du retour dans leurs pays d’origine de ces objets. Pour Jean-Paul Barbier, "les muses sont grecques" et "en Afrique, les objets avaient d’abord une fonction usuelle". George Ortiz, lui, souligne que "l’origine d’un objet n’est qu’une partie de son curriculum vitae". Toujours dans ce chapitre délicat de l’exportation des oeuvres d’art, Jean-Paul Barbier, qui envisage le départ de ses collections de Genève à cause du "manque d’intérêt" de cette ville, révèle par ailleurs qu’il a pu "officiellement acheter plusieurs de ses pièces" à des musées de l’ex-RDA.

Le Journal des Arts : Il semble que l’on assiste depuis la fin de la Première Guerre mondiale à une grande vogue du tableau par rapport à l’objet ?
Jean-Paul Barbier : Je ne suis pas convaincu par votre question. À certaines époques, l’homme est plus porté vers la science ou vers des réflexions philosophiques, mais je doute qu’il y ait eu des périodes sans collectionneurs d’objets. Il est vrai que pour l’art africain, qui en terme de collection n’existe que depuis le début du siècle, il y a eu dans les années 60 une explosion de nouveaux venus, mais le groupe des authentiques amateurs reste le même. Je connais des personnes qui ont de magnifiques objets et des tableaux totalement nuls. La sensibilité pour un objet est différente de celle pour un tableau. Par exemple, mon beau-père Joseph a réuni une des plus remarquables collections de tableaux, mais ça l’amusait de vivre dans une forêt d’objets. Par exemple, sa collection africaine comptait près de 2 000 pièces et je n’en ai gardé environ que 200. Son plus grand amusement était d’aller au marché aux puces avec deux valises et de rentrer ses deux valises, pleines d’objets – souvent de qualité assez moyenne – alors que, pour les tableaux, son ensemble de toiles de Léger, Matisse et Kandinsky est remarquable. A l’âge de vingt ans, il quitte pour la première fois sa petite ville de Suisse allemande pour aller à Paris et acheter chez Vollard son premier Cézanne. Il vint à l’art primitif à l’exemple des artistes comme Picasso et Matisse, qui étaient intéressés surtout par l’image de l’objet plus que par sa rareté.

Le JdA : Vous construisez votre collection avec une double casquette de collectionneur et de conservateur de musée.
Jean-Paul Barbier : En effet, il m’est arrivé même de trahir à certains moments l’idéal du collectionneur, qui est d’acheter sur un coup de foudre l’objet qui lui parle, et de rechercher par contre certains objets sans que ceux-ci s’imposent à moi. Ayant rendu publique la collection en 1977, je me trouvais dans l’obligation de présenter un panorama complet d’une certaine région, ou d’une certaine ethnie. Il m’est arrivé d’acheter des objets qui ne correspondent pas à mes critères esthétiques, mais qui sont un maillon manquant dans la collection du musée. Un collectionneur peut critiquer les choix d’un conservateur en estimant que l’objet choisi n’est point parfait esthétiquement, mais le conservateur doit toujours garder en mémoire le côté didactique d’une collection.

Le JdA : Vos collections sont presque entièrement orientées vers les civilisations non européennes. Comment vous est venue cette attirance ?
Jean-Paul Barbier : Ma première collection fut consacrée à la bibliophilie et plus spécialement aux poètes de la Renaissance. J’ai décidé de collectionner les civilisations non européennes tout d’abord par attirance personnelle et aussi pour des critères économiques, les capitaux nécessaires pour collectionner des tableaux importants étant énormes. J’ai préféré me tourner vers des domaines plus abordables. Un collectionneur, quelles que soient ses ressources financières, est limité par ses revenus.

Le JdA : Le champ géographique de vos collections est extrêmement étendu, des Îles Fidji à l’Afrique en passant par l’Insulinde.
Jean-Paul Barbier : Le monde tribal est effectivement gigantesque mais il est très unifié par les coutumes. L’organisation sociopolitique et socioreligieuse, le mode de vie, le mode de penser, le mode de créer d’un Africain est très proche de ceux d’un Océanien. Cependant l’objet ethnographique ne m’intéresse absolument pas, c’est la sculpture qui est mon propos. Vous avez la curiosité de l’œil, mais, derrière, vous avez celle de l’esprit. Plus vous avez une curiosité intellectuelle, plus vous perdez votre fraîcheur de l’œil. Un critique demandait à mon beau-père pourquoi il n’avait jamais désiré rencontrer Picasso, alors qu’avant la Première Guerre mondiale il en avait acheté de nombreuses œuvres. Et il répondait, olympien : "Mais que m’aurait appris Picasso de plus que ses œuvres ?"

Le JdA : Parlons du poids de la famille, pour les antécédents comme pour les générations futures.
Jean-Paul Barbier : Tout d’abord, il faut préciser que l’on naît collectionneur. Demandez à n’importe lequel d’entre nous et vous verrez que, dès l’enfance, l’un était un collectionneur frénétique de papillons, l’autre de timbres-poste ; mais le milieu ambiant est éminemment essentiel. Mon père était collectionneur et mon beau-père en était un absolument remarquable. Mon père était un bibliophile spécialisé dans les textes musicaux. Certes, le milieu ambiant peut être aussi étouffant ; la musique est un monde totalement inconnu pour moi et mes enfants n’ont aucune attirance pour l’art primitif. Ceci dit, deux d’entre eux collectionnent dans d’autres domaines.

Le JdA : Quels sont les droits des héritiers envers les collections de leurs parents ?
Jean-Paul Barbier : Le collectionneur est le dépositaire temporaire des objets qu’il a choisis. Il n’y a pas de collectionneur génial, il n’y a pas de Picasso ou de Goethe collectionneur. Nous sommes des artistes manqués. Le collectionneur ne fait que mettre ensemble des objets et il ne faut pas qu’un non-collectionneur possède un objet, car il faut que l’objet aille avec celui qui l’aime. Faut-il imposer aux héritiers de vendre un objet qu’ils ont reçu ? Je n’en suis pas convaincu. Ils le vendront, mais l’objet court moins de risques si l’on prend soi-même des précautions. Il est évident que la décision est totalement différente pour un groupe de 80 tableaux ou pour un ensemble de 6 000 objets comme c’est mon cas. De plus, les frais de gestion de mon musée sont très importants, plus d’un million de francs suisses par an. Ce musée est une société en commandite familiale à but non lucratif, et n’est pas propriétaire des collections, mais elle est gérante du musée, dont je suis l’associé gérant, ma femme et mes enfants en étant les associés commanditaires. Je ne pense pas que mes fils aient vocation à diriger ce musée. Je ne peux pas le leur imposer, ni leur demander de pouponner ces objets comme leurs propres enfants. De plus, j’y ai investi une part très importante de mon patrimoine ; donc, je ne peux pas les spolier de ce qui leur revient de droit, ni faire don de mes collections. Je dois trouver une nouvelle structure d’accueil quand je ne serai plus là pour m’en occuper.

Le JdA : Vous critiquez la politique culturelle de Genève, le manque d’intérêt de la Ville envers vos collections. Pensez-vous que votre musée puisse demeurer à Genève ?
Jean-Paul Barbier : Pour illustrer notre propos, il suffit de mentionner que la Ville de Genève consacre 150 millions à des activités culturelles et pas un centime pour l’achat d’œuvres d’art. Par exemple, le Musée d’art et d’histoire ne dispose d’aucun fonds d’acquisition. Les autorités de la Ville de Genève n’ont jamais montré le moindre intérêt pour mes collections, et il est évident qu’à certains moments, je me dois de mettre en ordre ma succession. Mes différentes collections constituent la majeure partie de ma fortune. Comme je vous l’ai expliqué auparavant, je dois trouver une solution qui permette une indemnisation patrimoniale à mes héritiers. Il est bien entendu que je ne désire faire aucune opération de profit, mais il est évident que la Ville de Genève serait bien embarrassée si je lui proposais de léguer mes collections, à plus forte raison si je lui demandais de l’acquérir. Il me faut trouver une solution en dehors de la ville de Calvin, qui, comme nous le savons tous, est encore imprégnée de l’esprit des lois somptuaires du XVIe siècle et donc d’un refus des arts plastiques, alors que certaines villes de Suisse allemande sont beaucoup plus dynamiques.

Le JdA : Étant donné cet état de fait, quel futur voyez-vous pour votre musée ? Dans quel pays imaginez-vous l’installer ?
Jean-Paul Barbier : La stabilité politique et le respect des institutions sont fondamentaux. Ce n’est un secret pour personne que plusieurs de mes pièces ont été achetées officiellement à des musées de Dresde et de Leipzig avant la réunification de l’Allemagne et exportées tout aussi légalement de l’ex-RDA. Les démocraties occidentales me semblent être les seules à même d’offrir ces garanties. Je comprends qu’un seul musée ne puisse prendre l’ensemble des collections, mais je ne voudrais absolument pas morceler les groupes ethniques qui les composent. J’imagine parfaitement un musée allemand prenant les objets de certaines ethnies dont il n’a pas l’équivalent, la France en prenant d’autres, et les musées américains d’autres encore.

Le JdA : Vous n’imaginez pas ces objets retournant dans leur pays d’origine ?
Jean-Paul Barbier. : Les muses sont grecques, les musées sont européens. C’est une nouvelle forme d’impérialisme et de colonialisme intellectuel que d’expliquer à des Africains ou à des Océaniens qu’ils sont rabaissés s’ils n’ont pas de musée. Nous avons mis des chancres en Afrique qui sont les grandes villes. L’organisation de la vie tribale exclut une idée de collection. Les objets avaient d’abord une fonction usuelle et étaient remplacés quand ils étaient hors d’usage. N’oubliez pas qu’en Afrique, à l’exception de quelques microclimats, un objet de bois se décompose après trente ans. Un objet d’art primitif ne peut avoir plus de quarante ans avant sa date de collecte. La notion de musée en Afrique va de pair avec les épaulettes des généraux et les Mercedès de la suite présidentielle.
On peut comprendre que la Grèce réclame les frises du Parthénon. La Grèce moderne peut être considérée comme l’héritière de Périclès. Les luttes constantes entre ethnies en Afrique rendent impossible le même parallèle. De toute manière, une œuvre d’art appartient à l’humanité. Les Anglais ont assuré la restauration et la conservation des marbres du Panthéon, comme un collectionneur d’art primitif a sauvé de la décomposition les objets qu’il a récoltés.

Le JdA : On ressent une beaucoup plus grande sensibilisation sur les problèmes d’exportation illégale de certaines œuvres d’art.
Jean-Paul Barbier : C’est beaucoup moins le cas pour l’Afrique. En règle générale, je n’achète jamais directement dans les pays d’origine, mais uniquement chez les marchands, ou aux ventes aux enchères en Europe et aux États-Unis. Il est évident qu’il m’est difficile de savoir où étaient ces objets auparavant.

Le JdA : Dans toute l’étendue de vos collections, l’Indonésie tient une place à part.
Jean-Paul Barbier : Effectivement, si j’ai pu faire un travail plus approfondi dans un domaine, c’est celui de l’Indonésie : les collections de notre musée sont assurément les plus importantes, et nos publications sont considérées comme les ouvrages de référence dans le monde entier. Il me plairait de laisser le souvenir de celui qui a découvert l’art indonésien.

Le Journal des Arts : La notion de cabinet d’amateur a aujourd’hui disparu.
George Ortiz : Les cabinets d’amateur correspondent à une période déterminée, les XVe et XVIe siècles. Vous y trouviez aussi bien un fœtus dans un bocal qu’un objet d’art ou une curiosité. Aujourd’hui, l’homme ne recherche plus ce qu’il est – c’est le rôle des laboratoires – le cabinet de curiosités ne correspond plus aux besoins actuels de l’homme. L’immense évolution de la science rend impossible pour un collectionneur de continuer sa recherche propre.

Le JdA : Pour vous, la fonction de collectionner dépasse absolument la simple accumulation d’objets.
George Ortiz : Collectionner, pour moi, est une recherche. Après la guerre, j’étais à la quête d’un absolu. Je suis devenu marxiste, cherchant ainsi la réponse à mes angoisses. Je suis parti pour la Grèce en 1949 et j’ai eu une révélation. J’ai commencé à collectionner l’art grec, car, inconsciemment, je pensais qu’en achetant un objet de la Grèce antique, je m’imbiberais de son esprit. Ma collection, telle qu’elle est présentée aujourd’hui, est-elle le fruit du hasard, ou bien avais-je une mission à accomplir ? Dans mon optique, la naissance spirituelle de l’homme est advenue en Grèce entre le VIe et le Ve siècles av. J.C., mais elle est bien entendu l’aboutissement d’un long cheminement, qui doit beaucoup aux apports sumériens et égyptiens. L’homme est alors devenu le centre des choses.

Le JdA : Mais la grande affection que vous avez pour les arts africains semble en contradiction avec l’idéal grec.
George Ortiz : Les Africains ont une extraordinaire compréhension de la sculpture, il y a une présence, une force dans l’art africain qui n’est peut-être pas le message que je recherche dans le monde méditerranéen, mais qui est l’expression d’une force vitale, première, exceptionnelle. Dans le Pacifique, particulièrement dans l’art polynésien et micronésien, il y a une pureté de forme, un dépassement de soi-même. C’est la victoire de l’apparence première.

Le JdA : Il semblerait qu’il y ait chez vous une dualité, entre la civilisation grecque, qui accompagne l’homme dans sa recherche de l’absolu, et l’instinct vital des civilisations primitives.
George Ortiz : Je ne veux pas comparer deux types aussi différents de civilisations, mais c’est vrai que je crois avoir une faiblesse ou une qualité, qui est innée chez les animaux, de percevoir ce qu’est la beauté, l’harmonie, l’équilibre. Je collectionne ainsi les objets de plus de vingt-huit civilisations, qui répondent tous à cette dualité que vous mentionnez.

Le JdA : Vos objets appartiennent, dans leur très grande majorité, à des civilisations primitives ou archaïques.
George Ortiz : Le grand art, c’est le début d’une époque, c’est le bourgeon de ce qui va se développer, c’est la première intuition, le devenir, qui est lui-même le sommet de toutes formes d’art.

Le JdA : Vos collections couvrent le quasi-ensemble des civilisations humaines, à l’exception de l’Extrême-Orient et de la Chine.
George Ortiz : Je dois d’abord avouer que je suis ignorant de cette partie du monde, et le fait d’accumuler des objets d’une civilisation me donne le devoir d’essayer de les connaître. La Chine est une énorme civilisation, qui était hautement cultivée, mais où l’individu ne comptait pas. Confucius traite des rapports entre égaux, supérieurs et inférieurs, il ne tient pas compte de la conscience des individus. Il me faut tout de même préciser que les bronzes chinois archaïques sont pour moi une des plus hautes expressions du génie humain. L’art du bronzier me fascine, l’homme doit d’abord faire un moule ou une cire, souvent un double de lui-même, et ensuite il coule le métal, comme s’il figeait sa propre image.

Le JdA : Votre recherche de collectionneur semble être la quête d’un miroir, votre collection est en grande partie figurative et principalement de figures masculines. Votre quête d’absolu n’est-elle pas une tentative d’aller au-delà du miroir ?
George Ortiz : Pour moi, l’homme est sacré, l’homme est au centre du monde, son image retient toute mon attention. Votre image du miroir est tout à fait juste, la sculpture est le miroir de l’homme.

Le JdA : Le milieu familial est-il important pour les motivations du collectionneur ?
George Ortiz : Ma mère me racontait souvent qu’elle voulait un enfant artiste et, durant toute sa grossesse, elle courait les musées et lisait tous les livres d’art ! Elle fut une des plus grandes collectionneuses d’argenterie française du XVIIIe siècle. En ce qui concerne mes enfants, ils n’ont aucun droit et ont tous les droits sur mes objets. La majeure partie de ma fortune personnelle est concentrée dans mes collections. Sans rentrer dans la justification morale de l’héritage, leur retirer le droit de propriété de ces objets à ma mort reviendrait à les déshériter. Je comprendrais parfaitement qu’ils vendent mes collections pour s’assurer une indépendance financière. Cette collection est ma quête personnelle, elle est maintenant publiée, il en restera ainsi un témoignage.

Le JdA : L’opinion semble de plus en plus sensibilisée au problème des exportations illégales d’objets d’art ?
George Ortiz : Pour affronter ce sujet, il y a trois approches différentes, l’une pragmatique, l’autre idéaliste et une autre culturelle. Pour ce qui est de l’approche pragmatique, les idéologues prétendent qu’un objet arraché à son contexte est sans valeur, ce qui est entièrement faux. L’origine d’un objet est certes très importante, mais n’est qu’une partie de son curriculum vitae. Par exemple, les bronzes géométriques d’Olympie ont été retrouvés dans des fosses, parce qu’il n’y avait plus de place dans les temples. La majeure partie des grands trésors ont été retrouvés dans des caches où ils avaient été enfouis pour éviter les pillages, donc dans un contexte qui n’a rien à voir avec leur milieu d’origine. Le marché est accusé d’inciter aux fouilles clandestines, alors qu’à mon avis elles ne concernent que 10 à15 % des cas, l’immense majorité des objets qui alimentent le marché étant le fruit de trouvailles accidentelles et fortuites. C’est l’existence d’un marché qui sauve ces objets de la destruction.

On a beaucoup parlé du trésor de Sevso, dont l’exportation fut illégale. Mais sans cela, il aurait été fondu et vendu au poids de l’argent. Les conservateurs des grands musées, qui ont des crédits importants, ainsi que les collectionneurs, sont les seuls qui puissent conserver l’objet d’art, le restaurer, le publier. Il est malheureusement impossible de demander à la majeure partie des pays d’origine des objets de fouille d’assumer seuls le poids financier des opérations décrites auparavant. Souvent, la situation politique et économique de ces pays les obligent à choisir d’autres priorités. Les réglements se font au détriment de la sauvegarde du patrimoine artistique de l’humanité. Nous voulons tendre vers un monde de communication universelle, mais si les sources de la civilisation, de la naissance spirituelle de l’homme, devaient rester cantonnées dans certains pays, cela me semblerait injuste.

Le JdA : Les Grecs de la période hellénistique ne furent-ils pas les premiers exportateurs d’objets d’art?
George Ortiz : Absolument. On peut arriver à cette situation d’un vase grec, trouvé dans une tombe étrusque, vendu au XVIIIe siècle à un lord anglais, revendu au début de ce siècle à un musée américain, qui s’en est ensuite dessaisi au profit d’un collectionneur suisse. Qui a le droit de revendiquer cet objet ? L’humanité.

N’oublions pas que l’engagement américain au cours de la Première Guerre mondiale ne fut, en aucune façon, une prise de conscience globale du peuple américain, mais la décision prise par une élite, férue de culture européenne, qui avait entassé dans ses résidences les plus grands chefs-d’œuvre de l’art français, italien et anglais, et qui voulait payer son écot à ces civilisations qui les avaient illuminés. Grâce aux Watteau et aux Botticelli partis pour l’Amérique, les G.I. sont venus délivrer deux fois l’Europe. L’art dans ce cas reste bien davantage qu’un commerce, c’est une manifestation matérielle de la plus noble expression de l’homme. Si on décide de construire un monde où les idées circulent librement, l’expression de ces idées à travers l’art doit circuler de la même manière.

Le JdA : Vous possédez plusieurs objets d’une collectionneuse fascinante, Martine de Béhague. Elle a, au début du siècle, assemblé une collection comportant le meilleur de toutes les grandes civilisations méditerranéennes, et quand on consultait le catalogue de sa vente, on était étonné que sa collection soit indatable et transcendait son époque. Collectionnez-vous avec la sensibilité de votre époque, ou avez-vous voulu aussi la transcender ?
George Ortiz : Je suis le produit de mon époque, nous vivons dans un monde qui recherche la vérité, où plus rien n’est caché, où tout est dévoilé dans tous les domaines, que ce soit grâce à la science ou à cause du manque total de pudeur de notre société. Il est évident que je reflète mon époque, je ne cache rien, ma quête d’absolu est aussi d’aller au fond de la vérité. D’un autre côté, mon activité de collectionneur est un accident dans le parcours d’aujourd’hui, je ne suis pas une expression typique de notre époque, je refuse l’aspect uniquement décoratif d’un objet. Tant de personnes, aujourd’hui, n’exposent chez eux que des objets décoratifs, c’est caractéristique d’une société qui veut paraître et n’a pas la force d’être.

Le JdA : Y a-t-il création dans l’acte de collectionner ?
George Ortiz : Je crois que le collectionneur peut être créateur, dans la mesure où, ayant la perception de l’émotion que l’artiste a mise dans une œuvre, il réussit par son ensemble à transmettre l’esprit d’un art. Par exemple, vous avez au Louvre un des plus extraordinaires ensembles d’objets du Moyen Âge, qui provient essentiellement de Martin Le Roy. Il a incontestablement été un collectionneur créateur, puisque son ensemble exprime l’éthique d’une période admirable. Je pense que, d’une certaine manière, ma collection délivre un message d’humanisme, cherche à expliquer la naissance spirituelle de l’humanité. Je révèle une signification cachée ou oubliée.?Peut-être est-ce cela la création ?

Jean-Paul Barbier

Né en mai 1930, Jean-Paul Barbier a mené de front pendant des années une carrière professionnelle dans l’immobilier et une activité de collectionneur. Il a épousé Monique Mueller, fille de l’un des plus importants amateurs d’art suisses, réputé aussi bien pour ses Kandinsky, Matisse, Hodler que pour un remarquable ensemble d’art primitif. Fondateur du musée Barbier-Mueller en 1977, il organisa une série impressionnante d’expositions et de publications qui couvrent toutes les collections du musée, de l’Indonésie à l’Amérique précolombienne, en passant, entre autres, par le Nagaland, les îles Salomon, le Mali, le Gabon, le Bénin et la Côte-d’Ivoire. Connaissant très bien tous ces pays, il a une idée très précise – certains disent extrêmement personnelle – de leur destinée.

Le 11 mars, au Musée d’archéologie méditerranéenne de Marseille, s’ouvre une exposition dédiée au fonds d’art cycladique Barbier-Mueller, et le 14 avril, dans les locaux du musée à Genève, une exposition sur les arts royaux du Cameroun.

George Ortiz

Né en mai 1927, George Ortiz a grandi au sein d’une importante famille de collectionneurs, les Ortiz-Patino, rois de l’étain et amateurs du XVIIIe siècle français. Sa vocation de collectionneur naquit en Grèce, juste après la guerre et se doubla chez lui d’une recherche spirituelle des origines de l’homme, d’où son intérêt pour les civilisations primitives. Sous le titre, "À la poursuite de l’absolu", la Royal Academy à Londres présente actuellement 300 pièces de sa collection, exposition présentée auparavant à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. En janvier 1993, George Ortiz avait sélectionné 170 chefs-d’œuvre d’art ancien des musées ex-soviétiques pour les présenter à Zürich.

Île déserte
Le JdA : Si vous deviez emporter cinq chefs d’œuvre sur une île déserte, quels seraitent-ils ?
Jean-Paul Barbier :
Ayant vécu toute ma vie entouré d’objets, je n’emporterais que mes souvenirs.
George Ortiz : Une pierre à feu, un couteau, des hameçons, des semences et bien entendu ma femme !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Jean-Paul Barbier, George Ortiz, portraits croisés de deux collectionneurs

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