Jean-Jacques Aillagon Ministre de la Culture de 2002 à 2004

« Repenser l’unité de l’action culturelle et éducative de l’État »

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 2004 - 2127 mots

Né en 1946, Jean-Jacques Aillagon a été ministre de la Culture et de la Communication de mai 2002 à mars 2004 dans les premier et deuxième gouvernements de Jean-Pierre Raffarin. Il est actuellement conseiller régional de Lorraine et membre du Conseil économique et social. Il dirige une société de conseil dans le domaine culturel.

Quel est votre meilleur souvenir de ministre de la Culture ?
Difficile de hiérarchiser entre tant de bons souvenirs, celui de ma nomination et du sentiment de responsabilité que vous donne votre installation dans le bureau où ont travaillé André Malraux, Michel Guy et Jack Lang. C’est le souvenir enthousiasmant de la formation de mes équipes, de mon cabinet sous la houlette du remarquable Guillaume Cerutti, le plaisir d’y retrouver d’anciennes collaborations, celle d’Eric Gross et d’Emmanuel Fessy, de découvrir de nouvelles et jeunes compétences.
C’est aussi ce souvenir très fort des deux séquences de travail sur la décentralisation, en Midi-Pyrénées et en Lorraine, à Toulouse et à Metz, travail passionnant et nécessaire, occasion de rencontre avec les élus, de mesurer le caractère parfois complexe et contradictoire de leurs attentes, de prendre la mesure de l’ampleur, parfois aussi celle de la limite de l’action des services de l’État, de se rapprocher des services déconcentrés du ministère, d’entendre la voix de ceux qui servent la culture sur le terrain... de mesurer partout à quel point l’État est nécessaire, à quel point doivent être améliorées la rigueur et la cohérence de son action dans les territoires, à quel point il doit apprendre à mieux travailler avec les citoyens et leurs élus et parfois, tout simplement, à mieux les respecter.
Parmi les souvenirs les plus forts, je rappellerai aussi le vote, au cours de la conférence générale de l’Unesco en octobre 2003, de la motion invitant le directeur général à préparer un instrument normatif sur la diversité culturelle. C’était la conclusion du travail que j’ai mené avec Sheila Cops, alors ministre de la Culture au Canada, dans le cadre du réseau international des politiques culturelles (RIPC), et dans celui de l’Union européenne après avoir tissé avec mes collègues des relations étroites, avec Christina Weiss en Allemagne, Giuliano Urbani en Italie, Waldemar Dabrobvski en Pologne, avec l’appui naturellement de notre ministère des Affaires étrangères, notamment de l’ambassadeur Jean Gueguinou. J’ai ressenti ce jour-là à quel point la France jouait un rôle majeur dans le combat pour que la culture ne soit jamais ravalée au rang de marchandise ordinaire.

Quel est votre plus grand regret ?
Aucune amertume, mais, oui, des regrets ! Le premier, c’est, bien évidemment, d’avoir manqué de temps ou plus exactement de la conjonction magique du temps, de moyens budgétaires en forte augmentation et de la conviction pour tous que la politique culturelle n’est pas une politique accessoire mais qu’elle constitue un objet central dans le déploiement général de l’action de l’État. S’agissant des moyens budgétaires, je ne suis pas de ceux qui pensent que, par principe, ils devraient indéfiniment croître mais, pour ce qui est du ministère de la Culture, il y a un vrai besoin de rattrapage pour reconstituer des marges de manœuvre. Ces marges font aujourd’hui cruellement défaut ; ce qui entrave la possibilité même d’initiatives d’une certaine ampleur.
Il y a aussi le regret de ne pas avoir pu obtenir un ajustement à la hausse de la redevance pour soutenir les efforts de qualité des radios et télévisions de service public, celui de ne pas avoir pu conclure la réduction de la TVA sur le disque, prélude à mes yeux de la mise en place générale, dans l’espace européen, d’un taux réduit de TVA pour tous les produits culturels.
Autre regret, c’est l’incompréhension de beaucoup à l’égard de ma position sur la réforme de l’intermittence : réformer pour préserver l’existence de ce régime spécifique, lutter contre les abus qui déconsidèrent moralement et épuisent financièrement cette branche de l’assurance-chômage, refus d’une confusion commode entre ce qui relève de la solidarité nationale et ce qui relève de la solidarité sociale, respect de la responsabilité des partenaires sociaux. De même que cette question a excessivement phagocyté la perception de l’action du ministère, elle continuera, si elle n’est pas résolue, à miner l’action culturelle de l’État et à ronger sa légitimité. C’est pourquoi j’ai pris tant de risques sur cet enjeu.

Quel bilan tirez-vous de votre passage Rue de Valois ?
En mai 2002, je suis arrivé au ministère porteur de questions que j’estimais cruciales pour l’avenir de son action. À ces questions, je me suis efforcé constamment d’apporter des réponses concrètes, ou au moins des débuts de réponse, et durables. Je tire de ce moment une grande satisfaction : celle d’avoir beaucoup travaillé et beaucoup réalisé en peu de temps. L’outil qu’est le ministère, que sont ses directions et ses établissements, aura été engagé dans une profonde réforme, avec le renforcement des missions de coordination de la direction de l’Administration générale et la création de la délégation au Développement et à l’Action internationale. Grâce à cette dernière, le ministère de la Culture et de la Communication dispose enfin des moyens de traiter efficacement la dimension internationale, européenne notamment, des dossiers qui sont de son ressort, de développer aussi une politique cohérente dans le domaine des industries culturelles. C’est également à cette direction qu’il appartient désormais de mettre en perspective les études, la prospective et les politiques de développement des publics, c’est-à-dire, en fait, la démocratisation de l’accès à la culture.
S’agissant des établissements publics, j’ai établi les règles de leur large autonomie assortie d’une obligation de participation appuyée aux objectifs de l’action du ministère. Les musées du Louvre et de Versailles ont été dotés d’une plus large autonomie. Ceux d’Orsay et de Guimet sont devenus des établissements publics. La Réunion des musées nationaux a été réformée en conséquence dans le respect de ses missions d’intérêt général. Son président et sa directrice en ont redressé vigoureusement les comptes et le fonctionnement. J’ai, par ailleurs, fait le pari d’un nouveau mode de relation entre l’État et les collectivités locales, caractérisé par la confiance et le respect de leur compétence. Je suis heureux que la loi du 13 août 2004 sur les libertés et les responsables locales soit marquée dans le domaine du patrimoine par ce parti pris. Celui-ci portera à terme ses fruits. Il était à mes yeux nécessaire tant la détresse du patrimoine monumental de la France appelait qu’on passe d’une politique étatique, aujourd’hui stérile, à une politique nationale reposant sur l’action conjointe de l’État, des collectivités locales et des propriétaires privés, dont j’ai soutenu l’action de nombreuses façons. Dans tous les domaines, des initiatives majeures auront été prises : pour les archives, le projet de loi sur les archives et le lancement de la Cité des archives en Seine-Saint-Denis ; pour la lecture, lancement du programme des « ruches », médiathèques de proximité pour les banlieues et les zones rurales ; pour le patrimoine, réforme de l’archéologie préventive qui était engloutie dans le dispositif bureaucratique de la loi du 17 janvier 2001, lancement d’un programme national d’intervention sur des monuments insignes, lancement du projet de « Grand Versailles » ; pour le cinéma, création du crédit d’impôt cinéma dont l’extension à la production audiovisuelle était programmée, création des Fonds régionaux pour lutter contre les délocalisations ; pour les musées, accélération de la restauration du Grand Palais et extension de la catégorie des Trésors nationaux, dont l’acquisition par des entreprises pour les collections publiques les fait bénéficier d’avantages fiscaux ; pour la vie musicale, conclusion d’un accord sur la salle Pleyel, lancement de la réalisation de trois Zéniths ; pour les arts plastiques, clarification de dispositif institutionnel avec notamment l’affectation du Jeu de paume à la photographie ; pour l’affirmation du droit des auteurs, vote ou mise en forme de nombreux textes, loi sur le droit de prêt en bibliothèque, « paquet télécom », projet de loi sur le droit d’auteur dans la société de l’information, loi sur l’économie numérique, projet de loi sur la contrefaçon.
Il est impossible de tout citer. Mais ces quelques exemples illustrent l’ampleur de la tâche accomplie. J’insisterai sur la loi sur le mécénat et les fondations. Avancée majeure, elle donne à la France l’un des meilleurs outils fiscaux du monde. J’ajouterai aussi que, pendant ces deux années, les moyens d’intervention du ministère ont crû et cela dans un contexte budgétaire difficile. J’aimerais aussi souligner que, plus qu’aucun de mes prédécesseurs, j’ai insisté sur le caractère nécessairement dynamique et exigeant de l’association dans un même ministère de la culture et la communication. Je n’ai cessé de rappeler aux chaînes publiques la nécessité pour elle d’honorer leurs missions de service public. J’ai tenu aussi à renforcer France Télévisions en charge désormais de RFO et, demain, sur la TNT, de la chaîne Festival. Pour tout cela, j’éprouve une immense gratitude pour tous ceux qui, au sein de mon cabinet, dans les services, m’ont apporté leur concours compétent et enthousiaste.

Aujourd’hui, quelles sont selon vous les priorités dans le domaine de la politique culturelle ?
Aujourd’hui, il apparaît clairement que les quatre missions fondatrices de l’action du ministère de la
Culture et de la Communication restent la conservation, la valorisation et la transmission des patrimoines, le développement de la création, la généralisation de l’accès à la culture et, enfin, la promotion de l’exception culturelle dans l’espace européen. Pour chacune de ces missions, le ministère dispose d’instruments et de moyens, mais il est également confronté à la nécessité de se repenser ou, plus exactement, c’est l’État qui est exposé à repenser les objectifs et les moyens de son action culturelle.
S’agissant du patrimoine, sans un coup de collier sans précédent, c’est-à-dire la mobilisation de moyens budgétaires massifs, la mise en place de dispositifs fiscaux attractifs, la concertation avec les collectivités locales, il y a fort à craindre pour son avenir. Trop de monuments sont en état de péril, trop de dégradations insidieuses se développent pour que l’on ne soit pas fondé à éprouver de très vives inquiétudes. Le patrimoine de nos paysages, de nos monuments, des tissus urbains et ruraux, notre patrimoine artistique et documentaire sont une richesse formidable pour la France. Il faut les protéger, les mettre en valeur. Il en est temps, parce que la situation est lamentable. Un exemple : un vol scandaleux est venu souligner la vulnérabilité des collections des manuscrits de la BNF [Bibliothèque nationale de France], malgré les efforts de cet établissement. Le péril ne fera que croître si les bâtiments historiques de la rue de Richelieu ne sont pas rénovés d’urgence.
S’agissant du développement de la création, le ministère est assez bien armé, encore que beaucoup de ses dispositifs me semblent usés parce que trop ritualisés, pour ne pas dire bureaucratisés. Peut-être faudrait-il beaucoup plus insister sur le concept de programme et livrer l’exécution de ces programmes à des bilans sérieux. La rigidité des politiques artistiques de l’État fait que, trop souvent, l’innovation s’est faite en dehors de son intervention. Si pour la danse contemporaine l’État a joué un rôle utilement pionnier, dans d’autres domaines, celui du renouveau de la musique ancienne ou celui de la création plastique, son influence aura été moins déterminante.
S’agissant de la diffusion culturelle, de la démocratisation, de l’accès à la culture, le bilan est décevant, toutes les études en témoignent. À vrai dire, il faut repenser l’ambition de l’État radicalement, donner une vraie priorité à l’éducation artistique et culturelle, être exigeant à l’égard de la télévision de service public, développer solidement la lecture publique. Cet objectif nécessite sans doute qu’on repense l’organisation de l’action de l’État entre le ministère de l’Éducation nationale, celui de la Culture et de la Communication, celui en charge de la Jeunesse. Peut-être le temps du ministère de la Culture, ministère des beaux-arts et des belles-lettres, ministère d’une complicité trop endogamique entre l’État et certaines professions de la culture, est-il révolu ? Peut-être faut-il penser les choses plus largement en prenant mieux en compte aussi le développement d’« industries culturelles », puissantes et disponibles pour la création.
Vous l’avez compris, j’appelle de mes vœux un grand ministère en charge de l’éducation, de la culture et de la communication comme de l’action culturelle internationale, responsable dans l’espace national et sur la scène internationale, mettant en œuvre des programmes clairement définis, s’appuyant sur ses grands établissements et définissant, avec les collectivités locales, une stratégie cohérente d’irrigation culturelle du territoire et de service des créateurs.
La création d’un ministère spécifique par Malraux a été historiquement utile et féconde. Il faut se demander si le moment n’est pas venu de repenser l’unité de l’action culturelle et éducative de l’État.
Quoi qu’il en soit, le ministère doit éviter de stagner dans la facilité, dans la complaisance, dans une certaine superficialité. Il doit éviter de dériver vers la gestion de l’animation et du divertissement social.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Jean-Jacques Aillagon Ministre de la Culture de 2002 à 2004

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