Fila Sidival - Hauteur de vue et d’esprit

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 21 décembre 2017 - 1828 mots

À l’écart des sentiers académiques, retiré en haut du mont Palatin à Rome, le père franciscain réalise des compositions textiles qui illuminent le monde de l’art.

La vie use parfois de détours inattendus. Prenez un jeune Brésilien venu étudier l’art à Rome dans les années 1980. Donnez-lui un emploi de barman et une jolie fiancée. Trente ans plus tard, Sidival Fila, devenu père franciscain, est à la tête du monastère de San Bonaventura, perché sur les flancs du mont Palatin. Une poignée de frères vivent là, logés dans d’étroites chambres monacales. Il y a 8 ans, le déménagement de la bibliothèque a laissé vacant l’avant-dernier étage. Sidival Fila y a installé son atelier, une vaste pièce éclairée de larges ouvertures offrant une vue imprenable sur les environs. Entre ciel et terre, littéralement, on y surplombe les vestiges de la cité antique et les milliers de toits de la ville moderne, étonnant panorama de coupoles, de palais et d’églises jusqu’à l’horizon. Le Colisée est si proche qu’il semble possible de le toucher. On devine au loin les cimes des arbres du jardin de la Villa Médicis. Une lumière dorée sert de filtre naturel à ce décor, qui pourrait paraître irréel si la rumeur persistante des voitures ne se faisait entendre en fond sonore. Nous sommes au début du mois de décembre, Sidival Fila, pieds nus dans ses sandales, sourit de notre ébahissement.

Le plus bel atelier du monde ? C’est ici en tout cas que, depuis quelques années, cet homme d’église confectionne patiemment, très patiemment, ses toiles, souvent immenses, pour la plupart monochromes, tissées de fils, aujourd’hui présentes dans de nombreuses collections privées. Ici, aussi, que ce frère des pauvres fait entendre une voix singulière dans un monde de l’art où l’argent semble devenu la valeur cardinale. À 55 ans, c’est le « jeune » artiste dont on parle.
 

Un sens à la vie

L’histoire de cet ecclésiastique, certes, n’est pas banale. Il raconte que si sa vocation artistique s’est éclipsée peu après son arrivée à Rome, c’est qu’une passion nouvelle, et plus forte, s’est imposée à lui. Alors qu’il était sur le point de se marier, le jeune homme ressent une incomplétude en même temps qu’un désir d’approfondissement. Il cherche un sens à sa vie. « Les Évangiles me sont revenus en mémoire. J’ai commencé à m’isoler pour prier. J’ai lu saint François d’Assise. Un chemin spirituel s’est ouvert à moi, sur lequel j’ai trouvé la joie, le salut. C’était un moment de grande félicité. » Cette révélation s’accompagne d’une gratitude qui l’oblige. « J’ai éprouvé le besoin de remercier pour cette rencontre avec Jésus ; je devais donner à mon tour. »

L’artiste en herbe laisse derrière lui son boulot de barman et cinq tableaux réalisés au cours des années qui ont précédé son épiphanie pour se consacrer à Dieu en s’engageant dans l’ordre franciscain. Il sera ordonné prêtre en 1999. Son sacerdoce le mène d’abord au couvent de Frascati et se poursuit au monastère de San Bonaventura. Depuis dix-huit ans, ses journées sont rythmées par la vie en communauté, les menues corvées (ménage, cuisine, jardinage), l’accueil des fidèles dans le désarroi, mais aussi par la messe, les baptêmes, etc. Une routine de capucin qu’éclairent à ses débuts ses visites en clinique et en prison. Car la détention et la maladie, aussi peu souhaitables soient-elles, ont le pouvoir de « faire tomber les masques ». Or, résume Sidival Fila, « la rencontre, c’est le secret de la vie ». Il cite à l’appui de cette affirmation le philosophe Levinas, penseur de cette responsabilité qui nous lie à l’autre et enrichit notre identité.

On pense à Jean Genet, ayant un jour, dans un wagon crasseux de troisième classe, face au voyageur assis en vis-à-vis « la révélation que tout homme en vaut un autre ». Par le regard qui bute contre le sien, l’écrivain découvre, « en l’éprouvant comme un choc, une sorte d’identité universelle à tous les hommes ». Saisissement brutal, où le trivial touche au sublime. Genet en tire une clé de lecture de la peinture de Rembrandt. « Je crois en la beauté de l’être », explique pour sa part Sidival Fila.
 

Des kilomètres de fil, des mois de travail

Est-ce cette émotion esthétique qui le remet sur la voie de l’art ? Toujours est-il qu’il commence, pour agrémenter sa cellule, par exécuter une copie des Tournesols de Van Gogh. Retrouve, hésitant, les pinceaux, les pigments, la magie de la couleur transformant la toile. À la même époque, un documentaire sur Jackson Pollock l’enthousiasme ; il s’essaie au drip painting. À nouveau, cet autodidacte renoue avec le goût de peindre, mais aussi d’assembler entre eux toutes sortes de matériaux, bois, métal, sable… Il cherche. Une erreur fait naître le geste qui va devenir son mode d’expression, sa signature : pour réparer une œuvre, un jour, Sidival prend une aiguille et du fil et il coud, comme on rapièce, afin de faire tenir ensemble deux morceaux séparés. Ce lent travail de ravaudage, précis, appliqué, fastidieux, lui plaît. Le premier tableau témoignant de l’adoption de cette nouvelle technique comporte deux bandes de tissu surpiquées, comme une béance raccommodée. Puis, très vite, le tissu et le fil occupent tout l’espace du canevas.

Sidival Fila a trouvé sa trame. Mieux, en élaborant ses compositions textiles, il dit créer une texture sous tension, transmettant son énergie à l’étoffe pour lui donner vie, dans un acte symbolique de résurrection de la matière. Jacquards précieux brodés d’or, coton ou lin épais, les draperies, tendues comme peau de tambour ou, au contraire, traduisant dans leur affaissement la force de l’apesanteur, unifiées par le fil, composent une surface que parcourent, au gré de la lumière, les ondulations de la couleur. Le processus est chronophage : pour chaque tableau, ce sont des kilomètres de fil, des mois de travail.

Ces réalisations d’une grande virtuosité technique pourraient tomber dans l’écueil du bel ouvrage, performances décoratives destinées à faire tapisserie. Mais les critiques et les collectionneurs s’emballent. On compare son travail, dans la lignée du minimalisme italien, à celui d’Alberto Burri, de Piero Manzoni ou de Lucio Fontana. « Sa réflexion sur la toile, la tension, le châssis, évoquent également les artistes de Supports/Surfaces, observe son galeriste parisien Jérôme Poggi. Je vois même, dans son obsession du pli, un lien avec l’œuvre d’Hantaï, qui va au-delà du formalisme pour atteindre une dimension métaphysique. »

Au dernier étage du monastère de San Bonaventura, au-dessus de l’atelier, une pièce passée à la chaux accueille les réunions des frères franciscains. Aux murs, Sidival a accroché une série de petits tableaux immaculés, comme autant d’étapes d’un chemin de croix : en son centre, un Christ crucifié a été emmailloté de fils blancs par ses soins. L’image, troublante, de ce Messie pris dans son cocon évoque le linceul autant que les langes, la trace d’un rituel magique. « Il y a quelque chose de chamanique dans sa démarche », estime Jérôme Poggi, qui voit là un héritage de sa culture brésilienne.

Alors que Sidival Fila est une figure connue à Rome, c’est Alain Fleischer qui va promouvoir son œuvre et le faire connaître en France. Le directeur du Fresnoy – Studio national des arts contemporains, résidant une partie du temps en Italie, expose à titre personnel dans une galerie romaine, lorsque, en plein vernissage, apparaît soudain un moine en robe de bure. Jovial et hors du commun, le personnage plaît à Fleischer, qui accepte une invitation à son atelier. « Dès que j’ai vu son travail, original et subtil, j’ai eu envie de l’aider », témoigne-t-il. Avec la complicité du critique et commissaire d’exposition Dominique Païni, ex-directeur de la Cinémathèque française, Alain Fleischer organise au Fresnoy « Drôles de trames ! », une exposition « raccord » entre supports traditionnels de l’expression artistique et supports des technologies les plus contemporaines. Un important ensemble de Sidival Fila y est présenté au milieu d’œuvres de Sheila Hicks, François Morellet, Dan Flavin… À cette occasion, Alain Fleischer active son réseau et bat le rappel. « Jean de Loisy, malheureusement, n’a pas pu faire le déplacement », regrette-t-il. « Dominique a énormément insisté pour que je vienne voir l’exposition, me disant que Sidival était un artiste pour ma galerie, qui se tient en effet à l’écart des sentiers académiques », se souvient quant à lui Jérôme Poggi.

Frappé par la beauté et la simplicité de l’œuvre, le galeriste décide, en accord avec l’artiste, d’organiser sa première exposition personnelle en France. Il le rencontre à son atelier en juin ; en octobre, à Artbo, la foire d’art contemporain de Bogotá, il présente deux de ses tableaux, des tissus tendus à 7 000 euros pièce. « Ils ont tout de suite trouvé preneurs. J’aurais pu en vendre dix », raconte Poggi.
 

Magie de l’art, domaine du sacré

L’argent ? Sidival Fila – dont les œuvres sont présentes dans d’importantes collections privées en France, à Monaco, en Suisse, au Brésil et à New York – n’en a cure. « Je paye mes taxes en Italie et je donne à des institutions pour la cause de l’enfance dans le monde, assure-t-il. Je ne suis pas esclave de l’argent, qui ne signifie rien pour moi, si ce n’est, pour être parfaitement sincère, un peu de sécurité. » À Art Basel, il y a deux ans, il a noté avec satisfaction un regain d’intérêt pour la matière et l’intelligence de la main chez certains jeunes artistes. Son regard sur les excès du marché de l’art ? « L’économie a besoin de matérialiser la virtualité du nombre, de lui donner une réalité tangible. L’art incarne cette virtualité des millions de dollars. » Mais, ajoute-t-il, « on ne peut pas posséder une œuvre, c’est une illusion. L’art se donne, c’est une révélation qui ne s’achète pas. » Vision spirituelle, voire candide ?

Rafraîchissante, en tout cas, dans une époque saturée de chiffres, entre records de vente hallucinants et nouvelles fortunes toutes-puissantes. « La magie de l’art ne peut s’opérer que si l’œuvre reste dans le domaine du sacré, de l’intouchable et de l’insondable. Comment pourrions-nous autrement l’aimer, le respecter ? », s’interrogeait récemment, non sans lyrisme, un édito du Monde suite à l’adjudication du Salvator Mundi, de Léonard de Vinci, pour 450,3 millions de dollars.

Pas étonnant, dans ce contexte, que le moine-artiste fasse sensation. Le très branché magazine L’Officiel de l’art salue même par une pleine page son exposition à la Galerie Jérôme Poggi, qui se double, jusqu’à la fin du mois de janvier, de l’installation dans la nef principale de l’église Saint-Eustache de l’œuvre Scalla di Giaccobe (Échelle de Jacob). En février, Jérôme Poggi a prévu une exposition personnelle de l’artiste à l’occasion de la foire Arco, à Madrid. Le succès de Sidival Fila, il y croit. Amen.

 

 

1962
Naissance au Brésil
1985
S’installe en Italie pour travailler la peinture et la sculpture
1999
Sidival Fila est ordonné prêtre à Rome
2006
Après une période d’interruption, il recommence à peindre
2007
Première exposition au couvent San Bonaventura de Frascati
2016
La France le découvre dans l’exposition collective « Drôles de trames ! » , au Fresnoy
2017-1018
Exposition à la Galerie Poggi et à l’église Saint-Eustache à Paris

 

 

« Sidival Fila »,
jusqu’au 13 janvier 2018. Galerie Jérôme Poggi, 2, rue Beaubourg, Paris-4e, galeriepoggi.com, et jusqu’à fin janvier à l’église Saint-Eustache, 2, impasse Saint-Eustache, Paris-1er.

 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°708 du 1 janvier 2018, avec le titre suivant : Fila Sidival - Hauteur de vue et d’esprit

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