Art contemporain

Tarek Atoui, une expérience inouïe du son

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 28 novembre 2023 - 749 mots

Formidable maelström sonore, l’exposition monographique de l’artiste franco-libanais à l’IAC, la première de cette ampleur en Europe, se décline en ateliers pédagogiques et en temps performatifs.

Villeurbanne (Rhône). C’est la première exposition personnelle de Tarek Atoui (né en 1980 à Beyrouth) dans une institution française. Son travail, jusque-là assez peu montré, avait été vu notamment à la Tate Modern, à Londres (« The Reverse Collection », 2016), à la 58e exposition internationale de la Biennale de Venise en 2019, ou lors de l’exposition inaugurale de la Bourse de commerce - Pinault Collection en 2021. Mais jamais ses « œuvres-instruments » ne s’étaient déployées à une telle échelle, offrant une proposition muséale inédite et totalement nouvelle. « L’idée de “The Drift” – titre que l’on pourrait traduire par “La dérive”, c’est que mes projets antérieurs se rencontrent et fusionnent, explique l’artiste. Cette exposition m’a permis, au bout de douze ans de pratique, de vérifier ce que donnent toutes ces pièces quand elles dialoguent ensemble. C’est comme une improvisation à grande échelle. » Mais dont, telle une architecture invisible, la partition – une programmation informatique complexe – assure la précision d’exécution.

Ce que l’on découvre en pénétrant dans les espaces de l’Institut d’art contemporain (IAC), ce sont des instruments et des dispositifs sonores originaux, qui combinent des savoir-faire traditionnels avec des inventions hérétiques du point de vue des puristes, et font appel aux qualités naturelles de la matière comme à l’intelligence artificielle. Un orgue couché à l’horizontal accouplé à un ventilateur, des vasques où flottent des plantes et d’où s’échappent des câbles, des blocs minéraux, des poutres métalliques posées au sol, une tour en bois rectangulaire, des têtes de lecture en os ou en pierre… Au mur, des carrés textiles de couleurs et de textures variées à effleurer, au sol des assemblages d’ardoise, de chaînettes métalliques et de cymbales. Aussi hétéroclite que paraisse cette énumération, une impression d’ordre méticuleux émane de l’ensemble, orchestré avec soin.

Un état de perception animale

Le visiteur fait, en déambulant dans ce paysage vaste et étrange, l’expérience du son dans l’espace, de la façon dont il résonne ou se propage, dont il enfle ou s’amenuise. Certaines sonorités proviennent d’enregistrements effectués dans des ports (notamment celui de Beyrouth avant son explosion en 2020), d’autres de matériaux d’archives issus de recherches sur la musique classique arabe. Ces sons se mêlent au chant de l’eau, de l’air, de la phonolithe [une roche aux propriétés acoustiques ] et au silence bruissant des mutations de la matière – la tour rectangulaire abrite en effet un compost en pleine décomposition. L’espace vibre, chuinte, ruisselle, parle aussi, par moments. En un mot, il vit. Le plus étonnant est ce que cette écoute produit comme sensations. Ceci dans le va-et-vient entre cette symphonie bruitiste prise globalement et les détails que l’on perçoit en s’approchant d’un instrument. Mais aussi à l’occasion d’expériences sensibles auxquelles invitent les dispositifs d’écoute, comme la possibilité de percevoir un son du bout des doigts en parcourant un dessin tactile. Cet environnement extraordinairement sophistiqué permet, paradoxalement, de renouer avec un état de perception primordial, animal.

Tout cela est le fruit d’un parcours singulier. Compositeur électroacoustique, Tarek Atoui a d’abord œuvré dans le champ de la performance et de la composition sonore, concevant des instruments mais aussi des concerts expérimentaux. C’est à la suite de sa participation à la Documenta 13 de Cassel, en 2012, que le monde muséal lui apparaît comme « la plateforme idéale pour travailler avec les musiciens, avoir du public, répéter, jouer, mener des recherches ». La dimension pédagogique fait très tôt partie intégrante de sa démarche. « The Drift » est d’ailleurs conçue comme un atelier géant, et sera également activée par des performances pendant toute la durée de l’exposition, en accord avec cette notion du « corps apprenant » cultivée par l’IAC qui propose « d’interroger, à partir du champ des expérimentations artistiques, les recherches pratiques et théoriques permettant de lier espace et cerveau ». Tarek Atoui, pour sa part, croit au pouvoir transformateur de l’« écoute profonde », ce concept créé par la compositrice Pauline Oliveros (1932-2016), auprès de laquelle il a étudié. Et il conçoit la pédagogie comme un outil de partage. L’artiste a même rédigé un livre de ses « recettes d’atelier » (The Whisperes) à destination des enseignants désireux de s’inspirer de sa pratique – édité en 2024 en français et en anglais (Radius Books). Pour découvrir, en prêtant attention aux objets dans leur sonorité, que la musique peut naître d’un rien, pour apprendre à écouter les autres et à s’accorder. Pour un apprentissage, plus que jamais essentiel, de l’harmonie.

Tarek Atoui, The Drift,
jusqu’au 28 janvier 2024, Institut d’art contemporain, 11, rue du Docteur-Dolard, 69100 Villeurbanne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°621 du 17 novembre 2023, avec le titre suivant : Tarek Atoui, une expérience inouïe du son

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