Italie - Biennale

BIENNALE DE VENISE EXPOSITION INTERNATIONALE

Venise, entre frustration et foisonnement

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 23 mai 2019 - 839 mots

VENISE / ITALIE

Vaste forum ouvert sur l’état du monde, l’exposition internationale de la 58e Biennale de Venise n’obéit à aucune ligne éditoriale définie, mais assure le spectacle.

Venise. Ralph Rugoff, le commissaire de cette 58e Biennale, le soulignait dans un bref discours d’ouverture : « Une exposition doit proposer quelque chose. » Que retiendra-t-on de cette édition ? On se souvient que celle organisée en 2015 par Okwui Enwezor avait placé le curseur sur la politique et ouvert grand la sélection aux artistes non-occidentaux, quand en 2017 Christine Macel avait défini les contours d’une biennale plus spirituelle, conférant à l’art des vertus d’apaisement. Cette année, le directeur de la Hayward Gallery de Londres a voulu jouer sur l’ambiguïté d’un titre dépourvu de signification forte, « May You Live in Interesting Times », allusion revendiquée à un faux proverbe chinois ayant à plusieurs reprises servi dans la phraséologie diplomatique, de Robert F. Kennedy à Hillary Clinton. Cette formule ambivalente l’est d’autant plus qu’elle donne lieu à deux interprétations, une « proposition A » et une « proposition B », rassemblant chacune la même sélection de quelque 83 artistes. Doit-on jouer au jeu de la comparaison et d’une possible complémentarité entre ces deux parties ou bien faut-il les considérer l’une après l’autre, indépendamment ? À chacun d’élaborer son mode d’emploi.

Un vision inquiétante

Si l’on prend la « proposition A » comme un tout, on est frappé par la dimension spectaculaire du parcours qui se déploie à l’Arsenal, balisé par plusieurs pièces de grande taille (Microworld, 2018, de Liu Wei, sculpture géante placée derrière une vitre ; Destination, 2018, de Nabuqi, panneau publicitaire renversé à l’horizontal et transpercé par un palmier artificiel…), ou à caractère sensationnel, tel ce fauteuil en silicone blanc, dont l’impassibilité marmoréenne tranche avec les coups de fouet cinglant l’air d’une lanière agitée de violents soubresauts (Dear, 2015, de Sun Yuan et Peng Yu). On remarque également dans les deux parties la forte composante d’œuvres à caractère numérique, que l’on a moins l’occasion de voir sur les foires, et qui agissent à la façon de trous noirs, œuvres potentiellement chronophages si l’on s’y arrête et absorbant la lumière autour d’elles, du Rubber Pencil Devil hypnotique [voir illustration] d’Alex da Corte au Dream Journal dantesque et vain de Jon Rafman. Sur le fond, la tonalité générale est sombre, pour ne pas dire désespérée. Qu’elles établissent un état des lieux factuel (série « Angst » prise dans les quartiers pauvres de Calcutta, de Soham Gupta ; portraits de femmes disparues à la frontière mexicaine de Teresa Margolles dans La Busqueda, 2014) ou qu’elles nous projettent dans un futur virtuel par écrans interposés dans une translation qui nous ramène finalement, au présent les œuvres semblent à l’image du monde dans lequel nous évoluons : inquiétant.

On pourra s’étonner de ne pas parvenir à retenir une émotion, une vision qui l’emporte sur le reste. Est-ce le signe d’un nivellement général, ou d’un écoulement insaisissable, intarissable, comme celui du flux d’informations auquel Ryoji Ikeda tente de donner forme dans sa nouvelle installation Data-Verse (2019), convertissant des données scientifiques en signaux visuels et sonores ? Si tout se transforme en permanence sous nos yeux, alors pour Otobong Nkanga, le paysage est bien un organisme vivant, métonymie interrogeant notre rapport aux ressources naturelles qui se traduit par une immense veinure de marbre sillonnant sur près de 26 mètres de long (Veins aligned, 2018).

Presque autant de tendances que de propositions

Plusieurs artistes sont par ailleurs dans une démarche de recyclage, s’emparant de l’existant pour le transformer, telles les sculptures de Neil Beloufa Pre-Post I et Pre-Post II, encombrantes compressions de déchets divers, ou les assemblages délicats de Gabriel Rico, combinant néons et matériaux naturels, ou encore la tour Aubade V de Lee Bul réalisée à partir de métaux récupérés sur une zone démilitarisée entre les deux Corée. Il y a presque autant de « tendances » sur cette exposition qu’il y a de propositions. La question identitaire, en particulier la question raciale, en est une autre, composante incontournable du débat de société dont cette édition se fait l’écho à travers les œuvres, entre autres, de la Sud-Africaine Zanele Muholi, ou de la Nigériane Frida Orupabo. Et bien sûr avec la vidéo White Album, d’Arthur Jafa, artiste récompensé par le Lion d’or de la meilleure participation à l’exposition internationale, offrant une incursion dans l’univers glaçant des suprémacistes tout en posant un regard tendre sur les blancs de son propre entourage.

S’il y a un enjeu dans une Biennale, c’est aussi celui de l’adéquation de l’œuvre avec les conditions et le moment de sa monstration. En ce sens, Tarek Atoui fait partie des artistes pour lesquels cette édition vient à point nommé : son installation The Ground déploie dans l’espace le fruit de cinq années de recherches dans le Delta de la rivière des perles, en Chine, où il a conçu avec des musiciens et des artisans d’étranges instruments et objets en céramique, dans une fascinante profusion de formes et de sonorités. Et pourquoi ne pas rêver en effet, à une autre façon de voir et d’écouter le monde qui nous entoure ?

May You Live In Interesting Times
jusqu’au 24 novembre, fermé les lundis sauf les 13 mai, 2 septembre et 18 novembre. Giardini 10h-18h et Arsenal 10h-18h (les vendredis et samedis jusqu’au 5 octobre 10h-20h), Venise. www.labiennale.org

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°524 du 24 mai 2019, avec le titre suivant : Venise, entre frustration et foisonnement

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