Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLE

Mystérieux Bonnard

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 13 décembre 2021 - 864 mots

GRENOBLE

Grenoble invite à se perdre dans les cadrages surprenants, les jeux de miroirs et les nuances infinies de couleurs d’un peintre à la recherche de la lumière.

Grenoble. Guy Tosatto, directeur du Musée de Grenoble, rêvait depuis longtemps d’une exposition consacrée à Pierre Bonnard (1867-1947). Le père de celui-ci était originaire de la localité du Grand-Lemps, non loin de la capitale du Dauphiné, et le peintre passa de nombreux étés dans la région jusqu’en 1927. En outre, le musée de la ville s’enorgueillit d’avoir été l’un des premiers à accrocher un Bonnard sur ses cimaises, en 1920 (Femme tenant un chien sur ses genoux ou Femme au chien, 1914), grâce à la clairvoyance du conservateur, Pierre-André Farcy dit « Andry-Farcy ». En 1933, il acquit Intérieur blanc (1932), l’une des icônes du musée, et, en 1948, il organisa un hommage posthume à l’artiste.

L’exposition est placée sous le commissariat de Guy Tosatto, Sophie Bernard, chargée des collections modernes et contemporaines du musée, et Isabelle Cahn, conservatrice générale des peintures au Musée d’Orsay, lequel est partenaire et propriétaire de 97 des 127 peintures, œuvres sur papier et photographies exposées.

Pour Guy Tosatto, « Bonnard n’a pas encore suffisamment sa place dans l’histoire de l’art du XXe siècle, malgré les grandes expositions qui lui ont déjà été consacrées. Il a fait la synthèse entre l’héritage historique, notamment de la peinture du XIXe siècle, et la modernité, en traçant une troisième voie, différente de celle des artistes nostalgiques, voire académiques, qui ont poursuivi un genre figuratif au XXe siècle, et différente de la modernité franche d’un Picasso ou d’un Matisse. »

Pour mieux faire connaître ce peintre, les commissaires ont choisi le thème de la couleur, sujet principal de ses œuvres, à travers laquelle il cherchait à rendre la lumière : « C’est toujours de la couleur, ce n’est pas encore de la lumière », confiait-il au critique d’art Jean Leymarie en 1946.

La présentation thématique qui, pour l’essentiel, suit Bonnard dans ses lieux d’inspiration – Le Grand-Lemps, Paris, la Normandie, la Côte d’Azur – aborde aussi les scènes de la vie quotidienne et les jeux de miroirs où s’exprime sa modernité. Enfin, une salle est consacrée à l’œuvre graphique et une autre à la photographie. S’il est possible de voir évoluer le travail du peintre, ce n’est pas le fil conducteur. Ainsi, la salle consacrée au Grand-Lemps juxtapose des œuvres de la période nabi (années 1890), tels le japonisant Crépuscule ou La Partie de croquet (1892), et l’étrange et monumental portrait de groupe L’Après-midi bourgeoise ou La Famille Terrasse (1900), qui réunit une vingtaine de personnages et d’animaux s’étageant sur différents plans du jardin de la propriété familiale. Dans cette section apparaissent aussi deux des quatre panneaux décoratifs réalisés pour Misia Godebska, Le Plaisir et Jeux d’eau (1906-1910), évoquant un aspect important de l’œuvre du peintre.

Dans la partie consacrée à Paris où l’on trouve Chanteurs ambulants (1897) et La Place Clichy (1912), se glisse aussi un tableau quasiment surréaliste qui ne peut que susciter la curiosité du visiteur : La Loge (1908), portrait de groupe commandé par les galeristes du peintre, Josse et Gaston Bernheim, et leurs épouses, les sœurs Adler. Gaston, debout, est coupé au-dessus du nez : il n’a donc pas d’yeux mais il tient des jumelles. Son épouse est assise au fond, près de Josse qui a les yeux fermés, tandis que la femme de Josse se tient au premier plan, hiératique comme une déesse lointaine. Le tableau a évidemment déplu aux commanditaires qui n’ont cependant pas rompu avec le peintre…

Déconstruire le poncif du « peintre du bonheur »

Dans le choix des œuvres, les commissaires ont voulu déconstruire le poncif de « Bonnard peintre du bonheur » qui a encore largement cours. Il l’était, certes, par exemple dans La Symphonie pastorale (1916-1920), panneau décoratif exécuté pour les frères Bernheim. Mais c’était avant tout un créateur allant toujours plus loin dans la composition et la couleur. On sait qu’il a travaillé plusieurs années à L’Homme et la Femme (1900) où on le voit avec son épouse, Marthe. Tous deux sont nus, elle assise sur le lit, jouant avec des chatons, lui debout, dans l’ombre, séparée d’elle par un paravent. Une œuvre magnifique, donnant lieu à toutes les interprétations possibles. Espaces fragmentés, miroirs égarant l’œil, détails presque invisibles rendent sa peinture mystérieuse. Loin de peindre sur le vif, il réinterprétait tous les éléments du décor : « La présence de l’objet, du motif, est très gênante pour le peintre au moment où il peint », déclarait-il en 1943 à la journaliste Angèle Lamotte.

Avec Nu dans le bain (1936), Marthe, alors âgée de 68 ans, devient une jeune fille, « étrange Ophélie paressant », selon les mots de Sophie Bernard dans le catalogue, dans une harmonie en rose, bleu et or. Dans Intérieur blanc (1932), le spectateur pressé ne voit pas le chat sur lequel se penche Marthe, elle-même se confondant presque avec le tapis. Les tableaux deviennent des jeux de couleurs longuement retravaillées. C’est la dominante jaune diapré de vert, de mauve, de blanc et de rouge qui fait du Boxeur (portrait de l’artiste) (1931) et Autoportrait dans la glace du cabinet de toilette (1939-1945) deux des plus beaux et tragiques autoportraits du XXe siècle.

Bonnard. Les couleurs de la lumière,
jusqu’au 30 janvier 2022, Musée de Grenoble, 5, place Lavalette, 38000 Grenoble.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°579 du 10 décembre 2021, avec le titre suivant : Mystérieux Bonnard

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