Art contemporain

Figuration narrative

Monory fait son cinéma

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 13 janvier 2015 - 755 mots

LANDERNEAU

Inspirées par le roman noir ou la série B, les toiles de Monory, d’une violence étouffée dans la couleur, se déploient aux Capucins à Landerneau.

LANDERNEAU - Dans le cas de Jacques Monory, parler d’une exposition « mortelle » n’a rien d’infamant. D’une part, cette expression employée par les « djeuns » et devenue désuète signifie impressionnant, voire fascinant. Et, de fait, l’accrochage, remarquable, du Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la Culture, à Landerneau (Finistère), nous plonge dans un univers intrigant. Mais surtout, les thèmes choisis par l’artiste (meurtres, catastrophes, paysages déserts), comme le bleu nocturne qui est devenu sa marque de fabrique, donnent le sentiment que la mort n’est jamais absente.
Une présence, toutefois, qui reste toujours différée. Séparées du spectateur par une vitre qui en étouffe les bruits, ces images spectrales, « de passage », semblent glisser sur les murs comme des fantômes étrangement paisibles, de retour sur le lieu du crime. Les formes précises sont teintées d’une mince couche de couleur, immaculée. Recyclée par la froideur distanciée de la photographie, la réalité devient insaisissable.

Le silence, le temps suspendu, l’immobilisation des personnages, tout cela rappelle le moment précédant une représentation. Mais chez Monory, la représentation n’a pas lieu.

Narration heurtée
Fasciné depuis son enfance par les polars américains et les films de séries B, le peintre construit ses histoires selon des processus cinématographiques. D’ailleurs, sa carrière artistique est ponctuée par plusieurs films qu’il a réalisés (Ex, 1968 ; Brighton Belle, 1974…), où l’on croise ses obsessions (armes à feu, explosions, automobiles). Les ensembles présentés à Landerneau, recouvrant les différentes étapes de la production picturale de Monory, sont des séries de tableaux-séquences qui suggèrent un récit. Ses personnages baignent dans un fond unifié, saturé par une couleur dominante, généralement bleu électrique, mais parfois aussi rouge rose ou jaune (voir le monumental N.Y. No 10, 1971). Le « scénario » reste simple, car l’essentiel réside dans la déconstruction de la narration et la mise à nu des procédés utilisés par la caméra : le gros plan, le travelling, le cadrage décalé et avant tout l’arrêt sur l’image qui brise la temporalité. Il en résulte une forme de narration heurtée, « trouée », qui introduit un sentiment de frustration car elle reste toujours incomplète. Ainsi, « Meurtres », une de ses premières séries (1968), est constituée de toiles numérotées, un découpage qui accentue la fragmentation de l’histoire et qui oblige le spectateur à la reconstituer selon son propre imaginaire. Ce dialogue est prolongé par l’introduction d’éléments matériels dans les toiles, lesquelles sont souvent criblées d’impacts de balles ou dotées de miroirs imposants. Miroirs que la scénographie inventive de l’exposition reprend à son compte ; accrochés dans plusieurs salles, reflétant indifféremment les tableaux et les visiteurs, ils contribuent au sentiment d’irréalité que dégage l’œuvre de Monory.

Distanciation
On le sait, l’histoire de l’art a classé le peintre dans la Figuration narrative. Comme Eduardo Arroyo, Peter Klasen ou Bernard Rancillac, Monory a participé aux deux manifestations principales de ce groupe réuni par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot : « Mythologies quotidiennes » (1964) et « La Figuration narrative dans l’art contemporain » (1965). On pourra même trouver chez lui une certaine ressemblance avec Gilles Aillaud, dans la pratique de la distanciation et des décors du théâtre où nulle pièce ne se joue (Opéras glacés, 1974). Certaines images sont véritablement glaçantes : Hommage à Caspar David Friedrich no 1 (1976) est une version d’une ironie terrible, quand le style romantique allemand est appliqué à un camp de concentration, en se dérobant à tout affect. D’autres représentations, comme Ciel/Ciels no 29 (1979) ou Technicolor no 1, Monet est mort (1977), décoratives, à la limite du kitsch, sont moins convaincantes. En d’autres termes, si la manifestation est irréprochable, car Monory ne pouvait pas rêver de plus belle rétrospective, elle montre aussi les limites de l’artiste et son incapacité (ou son refus ?) à se renouveler.

L’exposition s’inscrit dans la politique culturelle du Fonds Leclerc à Landerneau, où alternent artistes émergeant dans les années 1960 (Gérard Fromanger, Monory), bande dessinée (non sans rapport avec la Figuration narrative) et créateurs de renommée mondiale (Miró, et bientôt Giacometti). Sans doute, le choix se justifie pleinement par une volonté de proposer au public une production artistique accessible. Il est peut-être temps de prendre un peu plus de risques. Mais, comme le dit l’énergique directrice du lieu, Marie-Pierre Bathany : « On ne s’interdit rien. »

Monory

Commissaire : Pascale Le Thorel, critique d’art et éditrice
Scénographie : Éric Morin
Nombre d’œuvres : 150

Légende photo

Jacques Monory, N.Y. N°10, 1971, huile sur toile, 195 x 456 cm, Centre Pompidou, Paris. © Jacques Monory.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°427 du 16 janvier 2015, avec le titre suivant : Monory fait son cinéma

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque