Art moderne

Les mélodies du symbolisme russe

Par Marcella Lista · L'ŒIL

Le 1 avril 2000 - 765 mots

Si l’on devait résumer l’apport du symbolisme dans l’histoire des arts en Russie, il faudrait reconnaître que ce mouvement, bien qu’honni par la génération avant-gardiste des années 1910, a profondément nourri l’abstraction radicale d’un Kandinsky ou d’un Malevitch. C’est ce point de vue que cherche à éclairer l’exposition organisée au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, en s’intéressant non seulement aux arts visuels, mais aussi aux aspects théoriques et littéraires du courant. 

De la poésie à la peinture, et de celle-ci à la musique et à la danse, le symbolisme russe a choisi une perméabilité singulière qui, plus qu’en Occident, trouve dans la posture messianique de l’artiste le dénominateur commun des arts. Autour de peintres indépendants, tels Mikhaïl Vroubel et Victor Borissov-Moussatov, l’exposition offre un panorama inédit en France de la création pluridisciplinaire des associations d’artistes, Le Monde de l’art, La Rose bleue et La Toison d’or. Avec leur style simple et édifiant, les Ambulants du XIXe siècle voyaient la finalité de la peinture dans la défense des préoccupations du peuple et d’une sensibilité esthétique basée sur l’effet de réalité. Les premières manifestations du symbolisme pictural jettent l’ombre du pessimisme fin de siècle sur cet appel moralisateur au progrès humain. Dans l’œuvre tourmentée de Mikhaïl Vroubel éclate le message foncièrement individualiste de la modernité. La formation du peintre au contact des fresques et des icônes du XIIe siècle – celles qu’il restaure et complète à l’église Saint-Cyrille de Kiev en 1884 – encourage chez lui un rapport mélancolique au mythe et au surnaturel, dont la figure de l’artiste s’avère être le dernier dépositaire. Maléfique et torturé, monstre et victime, le personnage du Démon qui habite ses compositions entre 1890 et 1902 (inspiré du poème romantique de Lermontov, Le Démon) est l’image même de cette position aliénée de l’individu face au monde. Les dernières toiles de la série, telle La Chute du Démon de 1902, coïncident avec la manifestation des troubles mentaux qui conduiront le peintre à cesser toute activité créatrice en 1906. Dans la texture épaisse des peintures de Vroubel, dans son organisation par larges facettes vigoureusement distribuées sur la surface de la toile, sourd une structure cristalline, utopie d’un ailleurs cosmique. En 1898, l’année où paraît à Saint-Pétersbourg le recueil de poèmes de Dimitri Mérejkovski, Symboles, Serge de Diaghilev, futur créateur des Ballets russes, fonde l’association Le Monde de l’art. Arborant le culte élitiste de « l’art pour l’art », celle-ci entend réconcilier la peinture avec une vocation décorative et théâtrale. Cette tendance, illustrée entre autres par l’œuvre de Konstantin Serov, trouve son expression la plus aboutie dans le raffinement ornemental et néo-archaïque des décors et costumes dessinés par Léon Bakst pour le fameux ballet de Nijinski, Prélude à l’Après-midi d’un faune, en 1909. Au cours de la première décennie du XXe siècle, cependant, de nouveaux enjeux philosophiques animent les groupes nouvellement formés de La Rose bleue et de La Toison d’or. Il s’agit moins pour eux d’embellir que de changer le monde par l’art. Sous l’influence du romantisme allemand, les poètes André Biély, Alexandre Blok et Viatcheslav Ivanov s’attellent à la quête d’un langage de « l’ineffable » qui puiserait dans la musique son modèle de référence. « En se rapprochant de la musique, une œuvre d’art devient plus profonde, plus vaste » affirme Biély dès 1902, alors qu’il entreprend la rédaction de ses quatre Symphonies, textes modelés sur la forme-sonate de la symphonie classique. Cette idée d’une correspondance entre les arts, voire de leur synthèse dans une forme unique, est l’un des points d’articulation majeurs entre le symbolisme et l’avant-garde en Russie. Elle trouve un écho fructueux chez des peintres tels Victor Borissov-Moussatov et le Lituanien Mikolajus Ciurlionis, compositeur et peintre qui a été « adopté » par les symbolistes russes avant d’intéresser Kandinsky. Le premier, formé à Paris sous l’influence de Maurice Denis, écrit en 1905 : « La mélodie infinie que Wagner a trouvée en musique est également présente en peinture. Dans les fresques, elle doit correspondre à la ligne. Infinie, monotone, impassible, sans angles. » Au même moment, le second commence à peindre ses célèbres cycles de Préludes et Fugues, puis les Sonates en quatre parties, qui renoncent à toute évocation du réel pour bâtir des architectures imaginaires, cosmiques, faisant du tableau un monde autonome, radicalement aliéné au monde concret. On ne saurait mieux mettre en perspective les théories artistiques des « fondateurs » de l’abstraction, chez qui l’exigence d’un dialogue des arts (Kandinsky avec la musique, Malevitch avec la poésie, en particulier) fut le prélude à l’affirmation de la peinture sans objet.

BORDEAUX, Musée des Beaux-Arts, 7 avril-7 juin.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°515 du 1 avril 2000, avec le titre suivant : Les mélodies du symbolisme russe

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