Art moderne

Les Licornes, Gustave Moreau

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 20 décembre 2023 - 1057 mots

Une exposition souligne le goût du peintre pour le Moyen-Âge, époque dans laquelle il trouvait à étancher sa soif d’onirisme.

« Voilà une des plus belles choses que j’aie jamais vues ! », s’exclame l’écrivain et critique d’art Émile Straus en sortant de l’atelier de Gustave Moreau (1826-1898), ce 14 juillet 1887. Il vient d’y admirer Les Licornes. Cette peinture réalisée entre la fin des années 1870 et le début des années 1880 n’avait pourtant pas été du goût de son commanditaire, Edmond de Rothschild. Ce dernier l’avait jugée inachevée, et il lui aurait finalement préféré une aquarelle, d’un fini impeccable, David dansant devant l’Arche.« C’est ainsi que le tableau Les Licornes est resté dans l’atelier de Gustave Moreau, et que nous le conservons toujours aujourd’hui dans le musée qu’il a lui-même créé pour conserver et montrer ses œuvres », explique Marie-Cécile Forest, co-commissaire de l’exposition.

un homme de son temps

Ce tableau est l’un des chefs-d’œuvre de l’actuelle exposition du Musée Gustave Moreau. Inspirée par la tenture de La Dame à la licorne et ses tapisseries ornées que le peintre symboliste a vues au Musée des arts décoratifs en 1880, mais aussi par les œuvres et les enluminures des musées et des bibliothèques qu’il fréquente à Paris, cette toile de la maturité témoigne de son attrait pour l’imaginaire médiéval. Une façon pour cet enfant de la génération romantique, admirateur de Delacroix, de s’évader hors de son siècle dans un passé fantasmé ? « Au contraire, cette curiosité insatiable pour le Moyen-Âge atteste combien Moreau est un homme de son temps. En effet, le Moyen-Âge, qui a longtemps été oublié et déprécié, fascine alors artistes et écrivains, notamment dans un contexte où l’on rejette les destructions révolutionnaires : il est comme une vague qui submerge le XIXe siècle », souligne Marie-Cécile Forest. Ainsi, ce n’est pas reclus que Gustave Moreau traverse son époque, mais les yeux grands ouverts sur ce siècle où Viollet-le-Duc reconstruit Notre-Dame de Paris, tandis que les tapisseries médiévales et les enluminures s’exposent et inspirent les artistes. « Le sens de l’art moderne est tout entier dans le Moyen-Âge », écrit Gustave Moreau. Les Licornes en témoigne.

un animal imaginaire prisédes symbolistes

Qu’ils soient réels – comme les lions, les taureaux, les aigles – ou mythologiques, comme les griffons, les sirènes, les dragons... les animaux peuplent cet imaginaire médiéval qui inspire les artistes symbolistes du XIXe siècle. Quant à cette licorne, on pourrait la croire échappée de la tenture de La Dame à la licorne ! Ce ne serait pas sans raison : Gustave Moreau découvre sans doute cette tapisserie du XVe siècle à l’Exposition universelle de 1878 – quatre ans avant son acquisition par le Musée des Thermes et de l’Hôtel de Cluny, fondé en 1844 par l’archéologue et collectionneur Alexandre Du Sommerard. Au cours du XIXe siècle, l’œuvre devient en effet extrêmement célèbre : « Georges Sand, qui l’avait vue au château de Boussac dans les années 1830, l’a évoquée dans ses ouvrages. Et dès 1841, son ami l’écrivain Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, vient à Boussac sur ses conseils et fait classer la tapisserie », rappelle Lilie Fauriac, docteure en histoire de l’art, co-commissaire de l’exposition.

L’art de l’infiniment petit

Un combat dans une robe ? En effet ! Si on se rapproche du tableau, des iconographies secondaires apparaissent au sein du vêtement, tels un soldat au dragon évoquant Saint Georges et une petite princesse. « Pour peindre les détails, Gustave Moreau a transposé des motifs observés sur des plaques d’ivoire datant du VIIIe siècle », observe Lilie Fauriac. S’il a sans doute admiré ces dernières au Musée des Thermes et de l’Hôtel de Cluny où elles sont conservées, il a puisé pour les copier dans les ressources de sa vaste bibliothèque personnelle. Moreau y conserve des ouvrages savants, des encyclopédies, des grammaires d’ornements, comme celle d’Owen Jones, parue en 1856, qui répertorie les styles décoratifs du monde entier et de toutes les époques, ainsi que des revues de vulgarisation qui se développent à ce moment-là, à l’instar du Magasin Pittoresque.« C’est en regardant un numéro de cette revue, daté de 1858, que Moreau copie ces plaques d’ivoire », explique Lilie Fauriac.

Des femmes assembleuses de rêves

Qui est cette femme nue, coiffée d’un somptueux chapeau ? On l’ignore. Gustave Moreau a expliqué au sujet de son tableau qu’il s’agissait d’une « île enchantée avec une réunion de femmes, uniquement de femmes, donnant le plus précieux prétexte à tous les motifs de plastique ». En effet, les motifs de cultures et d’époques différentes s’entremêlent souvent dans les œuvres de l’artiste. Si l’art médiéval transparaît dans cette peinture, il y est associé avec des éléments caractéristiques de la Renaissance. Moreau ne peint pas une œuvre historiciste : il se qualifie d’« ouvrier assembleur de rêves ». Ainsi, le chapeau de cette mystérieuse jeune femme nue – dont on se demande si elle représente une femme fatale ou si elle est chaste et pure comme pourrait le laisser penser la présence de la licorne, symbole de virginité – s’inspire de celui que porte Jeanne d’Aragon dans le tableau de Raphaël, conservé au Louvre…

une invitation au voyage

Une île enchantée, un bateau évoquant les voyages d’Ulysse ou le Pèlerinage à l’île de Cythère, de Watteau, une trouée dans un paysage avec un sfumato rappelant Léonard de Vinci, que Moreau a beaucoup copié, au Louvre comme à l’occasion de ses voyages en Italie… Pour Gustave Moreau comme pour Vinci, la peinture est « cosa mentale » : son but n’est pas de donner à contempler la nature, mais de créer une œuvre où l’âme trouve « toutes les aspirations de rêve, de tendresse, d’amour, d’enthousiasme, et d’élévation religieuse vers les sphères supérieures […] tout y étant joie d’imagination, de caprices et d’envolées lointaines aux pays sacrés, inconnus, mystérieux ». « Gustave n’est pas un orateur : il s’adresse à notre sensibilité. Avec cette île, ces arbres, ce bateau, cette architecture esquissée dans le paysage, il représente une vue peu réaliste, recréée à partir d’éléments croqués dans ses carnets », souligne Cécile Forest. Ce n’est pas un hasard si les surréalistes se revendiquent comme ses héritiers !

 

1826
Naît à Paris
1857
Voyage en Italie, où il copie durant deux ans les peintures des primitifs italiens et d’artistes du gothique international
1864
Expose au Salon le tabelau
Œdipe et le Sphinx,
qui sera acquis par Napoléon-Jérôme Bonaparte, cousin de l’empereur Napoléon III
1898
Meurt à Paris
À voir
« Gustave Moreau, le Moyen Âge retrouvé »,
Musée Gustave Moreau, 14, rue de La Rochefoucauld, Paris-9e, jusqu’au 12 février.musee-moreau.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°771 du 1 janvier 2024, avec le titre suivant : Les Licornes, Gustave Moreau

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