Suisse - Restitutions

XXE SIÈCLE

Le Kunstmuseum de Bâle explore la provenance de ses collections d’avant-guerre

Une exposition retrace l’histoire des collections du musée et met au jour les motivations de certaines acquisitions douteuses avant la Seconde Guerre mondiale.

Bâle (Suisse). Combien de visiteurs de musées se posent la question de la provenance des œuvres ? À l’heure où la simple appréciation de l’art s’accompagne d’exigences éthiques ou morales, doit-on avouer que l’on ignore pourtant souvent tout, ou presque tout, de l’historique des œuvres d’art exposées ? Dans les musées d’art suisses, un mouvement de fond semble être lancé : alors que le Kunstmuseum de Berne a ouvert, en octobre, une exposition-dossier en clôture des recherches de provenances autour du legs de la collection Gurlitt et que le Kunsthaus de Zurich entame un examen plus approfondi et très attendu des œuvres de la controversée collection Bührle qu’il expose, c’est au tour du Kunstmuseum de Bâle d’enquêter sur un épisode méconnu de la période trouble des années 1930. Cette exposition vise à contextualiser l’achat par le musée de vingt et une œuvres d’art dit « dégénéré » au régime national-socialiste à l’été 1939.

Le dilemme du Kunstmuseum de Bâle

Bâle était alors l’unique musée, avec les Beaux-Arts de Liège, à acquérir autant de peintures et de travaux graphiques en provenance de Berlin. Parmi elles, des chefs-d’œuvre de l’art moderne, un Ecce Homo de Lovis Corinth, Le Rabbin de Marc Chagall ou encore une impressionnante Descente de croix de Max Beckmann. Ces achats avaient été effectués par le jeune directeur du musée, Georg Schmidt, attiré par la vente de centaines d’œuvres saisies par les nazis dans les musées allemands en 1937 (on en dénombre au total 21 000), au motif qu’elles répondaient à la dénomination d’« art dégénéré ». Si des centaines d’entre elles, arrachées aux cimaises des musées allemands, ont tout simplement été détruites, le régime nazi ne tarda pas à développer ce qu’Eva Reifert, commissaire de l’exposition, nomme « un “business model” de l’art dégénéré », autrement dit, obtenir, par la vente à l’international d’œuvres connues, des devises dont le régime nazi commençait à manquer.

C’est le dilemme auquel le directeur du Musée de Bâle fut confronté : d’un côté, acheter des œuvres d’art pour enrichir la collection du musée – ce qu’il fit directement en se rendant à Berlin et en achetant des œuvres mises aux enchères par la maison de ventes Fischer de Lucerne, en juin 1939 ; de l’autre, financer un régime dictatorial par ces achats et s’en rendre indirectement complice.

Le Musée de Bâle se trouvait lui-même dans une période charnière. En 1937, l’emménagement dans un bâtiment muséal plus vaste révélait une bien maigre section d’art moderne. Georg Schmidt pouvait ainsi enrichir la collection du musée. C’est d’ailleurs cet aspect pratique qu’il a présenté à la commission bâloise des Beaux-Arts afin d’obtenir 100 000 francs suisses pour ces achats (dont il n’obtint finalement que la moitié). Mais c’est aussi le sauvetage d’œuvres vouées à la destruction qui semblait animer Schmidt. Cette « Rettungsaktion » (opération de secours) de l’art moderne, qui était l’unique version héroïque que les Bâlois donnaient jusqu’à présent à son action, se trouve aujourd’hui relativisée par le pragmatisme du directeur mis au jour par ces récentes recherches.

Un pan de l’histoire de l’art oublié

Au-delà de cette histoire singulière, l’exposition de Bâle veut aborder plus largement les dégâts collatéraux de « la fragmentation artificielle de l’art moderne induite par l’acte de violence du régime nazi en matière de politique culturelle », selon Eva Reifert, entre les œuvres dites « exploitables » et celles condamnées à l’oubli ou à la destruction. Une salle entière est consacrée à cette génération oubliée – celle des jeunes artistes encore en début de carrière en 1937 –, tels Anita Clara Rée, Otto Nagel et Karl Opfermann dont quelques œuvres rescapées sont montrées ici. Alors que les œuvres estampillées « dégénérées » allaient être acclamées après 1945, cet art d’entre-deux-guerres, souvent figuratif, qui abordait des problématiques de la vie des années 1920, ne put, faute d’œuvres à montrer, jamais rencontrer son public.

Une exposition historique et artistique

Entre réflexion et contemplation, l’exposition est d’un genre hybride, alternant une approche historique de la question (documents d’archives, listes et catalogues, correspondances) concentrée dans des îlots de vitrines au centre des salles et l’histoire de l’art à proprement parler – les œuvres exposées aux murs provenant tant de la collection bâloise que de musées étrangers. L’art a ici fonction de symbole et le sort des tableaux saisis parle de lui-même. Ainsi, l’immense peinture Destins d’animaux de Franz Marc [voir ill.] est érigée en icône de cette « modernité déchirée », par le destin de l’artiste (tué à la guerre en 1916), son thème apocalyptique et son historique tumultueux (à moitié détruit dans un incendie, saisi par les nazis) .

Plus loin, quelques tableaux non acquis par le musée bâlois en 1939 et aujourd’hui perdus (probablement détruits) sont cependant présents dans l’exposition par des projections de photographies anciennes, telles des apparitions fantomatiques. Les œuvres d’art, et non les hommes (artistes ou directeur de musée), sont au cœur du propos. Peut-être peut-on y deviner la volonté du musée de ne pas polémiquer ? Un parti pris qui ne sacrifie pas le plaisir à la connaissance et qui permet de faire passer en douceur un récit qui ne manque pas d’aspérités.

La modernité déchirée. Les acquisitions bâloises d’art dégénéré,
jusqu’au 19 février 2023, Kunstmuseum, St. Alban-Graben, 16, 4051 Bâle, Suisse.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°600 du 2 décembre 2022, avec le titre suivant : Le Kunstmuseum de Bâle explore la provenance de ses collections d’avant-guerre

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