Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLES

Le destin choisi de Suzanne Valadon

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 2 juin 2023 - 903 mots

METZ

Dessinatrice dès l’enfance, modèle par nécessité, l’artiste a appris à peindre en observant les peintres qui l’employaient. Elle a ainsi conquis sa liberté et trouvé sa place parmi eux.

Metz. Longtemps, Suzanne Valadon (1865-1938) a été pour le grand public « la mère d’Utrillo ». Pourtant, deux grandes rétrospectives ont été organisées au Musée national d’art moderne (MNAM) en 1967 et à la Fondation Pierre Gianadda (Martigny, Suisse) en 1996. Mais ce n’est qu’au cours des vingt dernières années, notamment grâce à l’importance grandissante des gender studies anglo-saxonnes depuis leur apparition dans les années 1970, que la peintre a pris sa place. Dans ce parcours thématique d’environ deux cents œuvres et documents, la commissaire et directrice des lieux, Chiara Parisi, a choisi de se concentrer essentiellement sur les thèmes du nu et du portrait, et sur une mise en perspective de Suzanne Valadon avec d’autres artistes de son époque.

L’intimité du modèle

L’ouverture du parcours est consacrée à quelques très beaux dessins – les premiers qui nous sont connus datent de 1883 –, mais le visiteur est d’abord accueilli par Été, dit aussi Adam et Ève (1909). Cette toile montre, quasiment grandeur nature, l’artiste et son compagnon, André Utter, nus, bras dessus, bras dessous. S’il subsiste la toison pubienne rousse d’Ève, la nudité d’Adam est cachée par un pampre depuis 1920 – c’était la condition pour que les responsables du Salon d’automne acceptent d’accrocher la toile. Grâce à une photographie datant d’avant ce repeint de pudeur, on découvre que Valadon fut l’une des premières femmes à représenter un homme nu de face. Détail plus significatif encore de la détermination et de la liberté de l’artiste, cet homme, âgé de vingt et un ans de moins qu’elle, était un ami de son fils. Il devint son amant lors de la conception de ce tableau et son mari au début de la Première Guerre mondiale.

Suzanne Valadon l’a de nouveau peint dans Le Lancement du filet (1914), une toile de grand format le représentant trois fois nu (tel un « parallélisme » de Ferdinand Hodler), un hymne à l’amour exposé au Salon des Indépendants la même année. « Madame Valadon montre des figures d’un format exagéré ; je la préfère dans une dimension moins prétentieuse », juge le critique Louis Vauxcelles dans Gil Blas. En réalité, son erreur dans cette triple académie est d’avoir voulu célébrer la beauté de l’homme qu’elle aimait alors qu’elle n’était jamais meilleure que lorsqu’elle représentait son modèle sans concession, notant au contraire tout ce qui en faisait l’humanité.

Modèle, elle l’a été sous le prénom de Maria – elle qu’on avait baptisée Marie-Clémentine – et elle a profité de ce travail pour observer et apprendre. Dès ses quinze ans, selon ses dires, elle sort de la grande précarité en posant chez Pierre Puvis de Chavannes et Auguste Renoir dont, d’ailleurs, Femme nue dans un paysage (1883) ne révèle rien de sa beauté altière. Il en est tout autrement d’Alexandre Steinlen qui a laissé d’elle de beaux portraits au crayon. Un fusain et pastel de Miquel Utrillo date de 1891, l’année au cours de laquelle il a reconnu leur enfant, Maurice, né à la fin de 1883. Mais c’est Henri de Toulouse-Lautrec, son amant à partir de 1886, qui lui rend le mieux justice. Portrait de la peintre Suzanne Valadon (1885), témoignant de leur liaison passionnée, est l’une des plus belles œuvres de l’exposition.

L’influence amicale de Degas

Une autre relation, amicale, compta beaucoup : en 1894, Edgar Degas achète l’un de ses dessins au Salon de la Société nationale des beaux-arts. Jusqu’à sa mort, en 1917, celui à qui elle doit le prénom d’artiste qu’elle se choisit, Suzanne, la soutiendra dans son travail, l’initiant à la gravure et collectionnant ses œuvres sur papier – certains des dessins d’un ensemble qui en comptait au moins dix-huit sont présentés pour la première fois. Ces nus, des baigneuses, des enfants à leur toilette au fusain, à la craie, à la mine de plomb et ces estampes – pointes sèches et vernis mous – figurent parmi les œuvres les plus émouvantes de l’artiste, d’autant plus qu’on y sent la leçon de Degas, apprise et assimilée avec liberté.

Le fauvisme en portrait

Suzanne Valadon a été portraitiste, représentant sa famille et répondant aux commandes. Avec les œuvres d’après des proches, Portrait d’Erik Satie (1892-1893) ou Portrait de la mère de Bernard Lemaire (1894), elle précède Henri Matisse et André Derain dans le fauvisme. Elle se met dans les pas de Paul Gauguin dont elle peut voir les tableaux à Paris : Portrait de Madeleine Bernard (1888) est chez Émile Bernard jusqu’en 1891, Portrait de Madame Roulin (1888) se trouve chez le marchand Ambroise Vollard en 1895. Quant aux dessins qu’elle fait de son fils, ils doivent beaucoup aux Jeunes Baigneurs bretons (1888), de Gauguin encore, montrés à Paris en 1891. Elle lui emprunte aussi le trait sombre cernant ses figures.

Si, tout comme ceux de Derain, ses portraits s’assagiront, sans doute pour des raisons commerciales, elle reste fauve longtemps pour les figures féminines dans lesquelles elle excelle. La Chambre bleue (1923, voir ill.) montre une odalisque moderne fumant en pyjama, plus révolutionnaire que celles de Matisse à la même époque. Parmi ses chefs-d’œuvre, Nu allongé (1928) et Catherine nue allongée sur une peau de panthère (1923) témoignent du regard sororal qu’elle porte sur les autres femmes. C’est à ses autoportraits, magnifiques tout au long de sa carrière, qu’elle réserve sa rudesse et son intransigeance.

Suzanne Valadon. Un monde à soi,
Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits de l’Homme, 57000 Metz.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°612 du 26 mai 2023, avec le titre suivant : Le destin choisi de Suzanne Valadon

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