Art contemporain

Ghada Amer, peintre « très en colère »

Par Anne-Charlotte Michaut · L'ŒIL

Le 1 décembre 2022 - 2378 mots

MARSEILLE

À Marseille, la première rétrospective en France de l’artiste franco-américano-égyptienne célèbre plus de trente ans de création tournée vers une réinvention de la peinture.

Ghada Amer. © Solène de Bony / Mucem
Ghada Amer
© Solène de Bony / Mucem

« Je suis partie de France parce que personne n’aimait mon travail », affirmait il y a quelques années Ghada Amer, née en Égypte en 1963 et arrivée en France avec sa famille à l’âge de 11 ans. Depuis, l’artiste entretient un rapport « compliqué » à son premier pays d’adoption, qu’elle a quitté par manque de perspectives. « On ne part pas d’un endroit parce qu’on a envie de partir, dit-elle. On part parce qu’on doit partir, parce qu’on n’a plus rien à perdre. Je me sentais rejetée [en France], je n’avais ni exposition ni argent, ni même l’espoir d’avoir un travail, d’être professeure par exemple. Je suis partie avec beaucoup de peine. » C’est donc à New York, qu’elle trouve en 1996 les moyens et saisi les opportunités pour développer sa carrière, et où ses toiles brodées font rapidement sa renommée. Malgré une reconnaissance internationale indéniable et la présence de son œuvre dans de nombreuses collections publiques prestigieuses, elle reste encore assez méconnue en France.

Pourtant, c’est bien à Marseille qu’ouvre le 2 décembre 2022 sa plus importante exposition à ce jour, plus de quinze ans après « Love Has No End », sa rétrospective au Brooklyn Museum (New York, 2008). Ce retour triomphant en France, c’est elle qui l’a voulu et encouragé. Après une exposition personnelle au CCC OD à Tours en 2018, c’est sous l’impulsion de Philippe Dagen que le projet de cette rétrospective d’envergure a pu voir le jour. C’est ensuite grâce à Hélia Paukner, conservatrice au Mucem et co-commissaire de l’exposition avec Philippe Dagen, qu’il a pris cette ampleur et a pu se déployer dans différentes institutions de la cité phocéenne. Hélia Paukner y voit un « signe de la résonnance du travail de Ghada Amer, qui réussit avec ce projet à réunir le musée national qu’est le Mucem, la région avec le Frac et la Ville de Marseille à travers la chapelle de la Vieille Charité. » Cette triple exposition rassemble un grand nombre d’œuvres, historiques et récentes, dont une douzaine sont inédites. L’articulation du discours s’est faite de manière thématique en trois volets interdépendants et complémentaires, sans ordre de visite prédéfini. Ainsi, c’est le dialogue interculturel qui est exploré dans « Ghada Amer. Orient – الشرق – الغرب – Occident » au Mucem, tandis que l’engagement féministe de l’artiste est au cœur de la partie présentée au Frac sous le titre « Ghada Amer. Witches and Bitches ». Enfin, à la chapelle de la Vieille Charité, « Ghada Amer, sculpteure » rassemble ses expérimentations sculpturales récentes.

La découverte de l’art

Comment, chez Ghada Amer, l’envie d’être artiste est-elle née ? À cette question, elle répond qu’elle n’avait aucune idée de ce que cela signifiait avant d’arriver à la Villa Arson (Nice), « encore moins que le métier d’artiste existait ». Pourtant, l’amour du dessin, lui, est ancré en elle depuis toute petite. « Mes premiers souvenirs de dessins et de travaux manuels remontent à la guerre des six jours [en 1967, ndlr], quand j’étais en Égypte et que les Israéliens envoyaient des bombes sur les écoles. Lorsque la sirène retentissait, on courait au sous-sol pour se cacher le temps que les attaques finissent. La professeure nous donnait de quoi dessiner pour qu’on s’occupe. On ne comprenait pas très bien ce qu’il se passait, à part qu’on allait mourir si on n’allait pas dans les sous-sols. » Elle poursuit : « Tout à coup, on était dans un endroit où on se sentait bien. On faisait ce qu’on voulait, on dessinait ; c’était très libre. »

Arrivée en France, les cours de dessin à l’école la déçoivent. Mais elle continue pourtant à dessiner de manière solitaire et, arrivée au lycée, demande à suivre en auditrice libre l’option « arts plastiques », dont la professeure, agacée par son attitude, lui lance un jour : « Vous ne serez jamais artiste ! » Son bac scientifique en poche, elle s’inscrit en computer sciences à l’université. À cette époque, elle vit une profonde dépression, durant laquelle le dessin est la seule activité qu’elle est capable de faire. C’est après avoir consulté un médecin et sur les conseils de son père qu’elle s’oriente vers l’architecture. De fil en aiguille, elle arrive à la Villa Arson (Nice), où elle fait l’expérience, aussi désagréable que fondatrice, du sexisme en école d’art, quand elle se voit interdire l’apprentissage de la peinture par un professeur qui refusait les étudiantes femmes dans son cours. Ce rejet brutal a été pour elle une « prise de conscience très douloureuse » qui marque le commencement de son travail, ainsi que la « fin du fantasme selon lequel la France était une meilleure culture pour les femmes [que l’Égypte] ».

Durant ces années-là, elle fait également des allers-retours pour voir sa famille au Caire et découvre une société beaucoup plus conservatrice que celle qu’elle avait quittée une dizaine d’années plus tôt. Elle est notamment marquée par ce qu’elle voit dans le magazine Vénus, destiné aux femmes voilées : les photographies de mode occidentale sont retouchées afin de répondre aux normes vestimentaires imposées par le régime conservateur. À partir de ces expériences s’est constituée « une sorte de mythe des origines », selon les termes de Susan Thompson, autrice d’une magnifique monographie sur son œuvre (Skira). Le travail de Ghada Amer est, depuis, tout entier tourné vers la remise en question des assignations et des stéréotypes liés à la féminité, ainsi que la dénonciation de l’hégémonie masculine dans la création artistique et l’histoire de l’art.

Un féminisme de combat

Dès l’entrée dans « Witches and Bitches », au Frac, « la chronologie est explosée au profit de la revendication personnelle et sociale de Ghada Amer ». Nous sommes face à deux œuvres emblématiques, l’une des plus anciennes présentées et une récente qui, toutes deux, « déconstruisent et remettent en question les stéréotypes et assignations dont les femmes sont victimes » (Hélia Paukner). La première, Cinq Femmes au travail, a été réalisée en 1991 et peut se lire comme un manifeste : quatre femmes, représentées en broderie de fil rouge, s’adonnent à des travaux liés à la vie domestique (passer l’aspirateur, materner, faire les courses et la cuisine), tandis que la cinquième femme suggérée par le titre est hors cadre : c’est Ghada Amer elle-même, en train de broder pour réaliser cette œuvre. À côté est présenté Self Portrait in Black and White (2020), un autoportrait peint en noir et blanc accompagné d’un texte brodé sur la toile, qui occupe tout le fond vert et orange en all-over. Si l’entremêlement complexe du texte et de l’image rend volontairement la lecture difficile, la phrase, écrite par un télévangéliste américain en 1992, n’est pas anodine : « Le féminisme est un mouvement politique socialiste antifamille qui encourage les femmes à quitter leur mari, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes. » L’ironie évidente qui réside dans la réappropriation de cette rhétorique d’extrême-droite et l’audace de l’afficher avec son propre visage font de cette œuvre un manifeste autant qu’un pied de nez au conservatisme. Ce tableau est issu de la série Portraits of the Women I Know, commencée en 2013 et qui marque un tournant dans le travail de l’artiste. Pour la première fois, elle représente des femmes de son entourage, donc des individualités avec des caractéristiques propres, et non plus des archétypes de jeunes femmes blanches séduisantes – selon les critères normés de la désirabilité.

Car ce sont les grandes toiles brodées aux fils multicolores et à l’imagerie sexuellement explicite qui ont fait la renommée de Ghada Amer. Dès le début des années 1990, elle s’est mise à utiliser des images issues de la pornographie afin de mettre en avant le pouvoir et la force de la femme plutôt que sa soumission, sexuelle ou domestique. Les motifs répétés sur les toiles de Ghada Amer représentent des femmes en train de se masturber ou de s’embrasser, dans des postures et activités sexuellement explicites, mais toujours en position de maîtrise de leur propre corps. À rebours des odalisques et autres nus féminins construits par et pour le regard masculin et qui peuplent les cimaises de nos musées occidentaux, Ghada Amer se saisit de l’imagerie pornographique pour en faire un vecteur d’émancipation et affirmer la capacité agissante de la femme sexuellement libérée, qui (se) donne du plaisir.

Bien que l’artiste s’inspire de textes de grandes penseuses, comme Simone de Beauvoir ou Nawal El Saadawi, son féminisme n’est pas théorique ; il est viscéral et révolté. « Toute ma vie, j’ai su que j’étais une femme et que c’était injuste. Toute ma vie, je me suis battue. » Le féminisme de Ghada Amer est un féminisme de combat. En témoigne A Woman’s Voice Is Revolution, installée dans les jardins du fort Saint-Jean au Mucem. Cette sculpture-jardin, la première en langue arabe, reprend un slogan largement utilisé pendant le printemps arabe, lui-même le détournement d’un dicton traditionnaliste. En langue arabe, une très légère modification graphique change « la voix de la femme est objet de pudeur » en « la voix de la femme est révolution ».

La peinture à tout prix

« Dans ses toiles brodées qui sont sa marque de fabrique, elle peint avec du fil ; dans ses jardins, avec des plantes et de la terre, et dans ses céramiques, avec de l’argile. L’art de Ghada Amer est une peinture de révolte », écrit Susan Thompson. Quant à l’artiste, elle affirme : « Dans mes peintures, il y a beaucoup de colère », avant de poursuivre : « Je crois que ma peinture est très en colère. » Si la pratique de Ghada Amer est pluridisciplinaire, elle a cherché, par tous les moyens, à faire de la peinture, discipline dont elle a été écartée depuis ses années de formation. C’est en s’emparant de matériaux et de techniques associés au féminin et à l’artisanat, et donc dévalués, qu’elle a réussi à devenir peintre.

Selon elle, « l’histoire de l’art a été écrite par des hommes, en pratique et en théorie. La peinture occupe une place symbolique et dominante dans cette histoire et, au XXe siècle, elle est devenue l’expression majeure de la masculinité, notamment par le biais de l’abstraction. » C’est contre cette hégémonie que Ghada Amer s’est positionnée depuis le début de sa carrière, en s’insérant dans ce domaine masculin. Si son choix de se dédier toute entière à la peinture est « un défi artistique » en soi, il s’est agi avant tout, pour elle, « d’occuper un territoire qui a été refusé aux femmes au cours de l’histoire ». Les références, esthétiques et conceptuelles, du travail de Ghada Amer à l’histoire de l’art sont nombreuses, plus ou moins explicites, et visent à se positionner contre cette hégémonie. Mais la dimension politique ne se fait pas, chez elle, au détriment d’un attachement à l’aspect visuel. En effet, « j’essaie toujours, d’une manière ou d’une autre, de relier l’idéologie et l’esthétique dans mon travail de peintre ou de sculptrice. L’esthétique à part entière ne me suffit pas et un message unique n’est que de la propagande », affirme-t-elle. C’est de manière intime, presque autobiographique, qu’elle appréhende cette dimension politique : elle parle de son expérience, qu’elle essaye de « décrypter » et de « raconter ». Pour ce faire, elle adopte une posture d’expérimentation permanente, qui se matérialise notamment par la multidisciplinarité de sa pratique. Après la broderie, qu’elle avait choisie « pour son utilité en tant que stratégie pour infiltrer l’espace masculin de la peinture avec un matériau issu du savoir-faire féminin traditionnel », les autres transpositions de médiums qui jalonnent sa carrière sont arrivées par hasard, par « accident ». Ainsi, Ghada Amer commence les sculptures-jardins lorsqu’elle trouve dans le jardinage une manière de transposer son activité de broderie à l’extérieur. Quant à ses œuvres réalisées avec Reza Farkhondeh, elles sont nées du geste de son ami de longue date, qui a peint sur ses toiles sans son autorisation. Au lieu de se focaliser sur sa réaction immédiate, l’agacement, Ghada Amer a saisi cette opportunité pour développer un travail collaboratif qui lui a fait « beaucoup de bien » et qui lui a permis de « peindre de manière plus libre. » Quand elle s’est retrouvée à faire de la sculpture, discipline qu’elle avait « encore moins apprise que la peinture », il a fallu se laisser aller et réinventer les processus de création.

Le plaisir de la création

Ces dernières années, Ghada Amer a développé une passion pour la céramique, qu’elle a d’abord expérimentée avec la volonté de maîtriser les différentes étapes du processus technique de création de sculptures métalliques. Dans cette activé, encore une fois liée à l’artisanat, elle a découvert une très grande liberté, qui lui a permis de « jouer comme une enfant, sans avoir besoin de [se] justifier auprès de qui que ce soit ». Dernièrement, elle s’est mise à développer un travail de sculpture complètement abstrait, qu’elle n’arrive pas encore à tout à fait conceptualiser, en ce qu’il semble s’échapper de sa volonté de « toujours relier l’idéologie et l’esthétique ». C’est encore une fois « par accident », en travaillant avec sa main gauche – elle est droitière –, qu’elle s’est retrouvée face à quelque chose de « complètement formel », qu’elle a trouvé « très beau, très intéressant » et qu’elle a donc voulu continuer à développer. À propos de ces sculptures abstraites, exposées à la chapelle de la Vieille Charité, l’artiste dit être « en train de développer une gestuelle de sculpture peinte. » Cette importance accordée à l’intuition, alliée un désir d’autonomie et à une soif d’expérimentation, permet à Ghada Amer de se renouveler sans cesse et de conserver une liberté créatrice, même si parfois, « c’est très casse-gueule ! », avoue-t-elle en riant. Finalement, ce qui compte avant tout est le plaisir de la création : « J’ai toujours adoré faire de l’art, affirme-t-elle. Pour moi, c’est comme jouer. Je ne veux pas être consciente que je suis en train de faire de l’art, j’ai envie de m’amuser ! »

 

1963
Naissance au Caire (Égypte)
1974
Déménagement en France
1989
Diplôme des beaux-arts, Villa Arson (Nice)
1991
Installation à Paris et obtention d’un diplôme de l’Institut des hautes études en arts plastiques
1996
Déménagement à New York
1999
Obtention du prix de l’Unesco à la Biennale de Venise
2000
Exposition personnelle au Centre culturel contemporain, à Tours, et participation à la Biennale du Whitney Museum
2008
« Love Has No End », rétrospective au Brooklyn Museum (New York)
2018
Exposition personnelle au CCC OD (Tours)
2021
Nationalité française
2022
Rétrospective en trois lieux à Marseille
« Ghada Amer. Orient – الشرق – الغرب– Occident »,
du 2 décembre 2022 au 16 avril 2023. Mucem – Fort Saint-Jean, Marseille (13). Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 11 et 7,50 €. Commissaires : Philippe Dagen et Hélia Paukner. www.mucem.org
« Ghada Amer. Witches and Bitches »,
du 2 décembre 2022 au 26 février 2023. Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, 20, boulevard de Dunkerque, Marseille (13). Du mercredi au samedi de 12 h à 19 h et le dimanche de 14 h à 18 h. Tarif : 5 €. www.fracpaca.org
« Ghada Amer, sculpteure »,
du 2 décembre au 16 avril 2023. Chapelle du Centre de la Vieille Charité, 2, rue de la Charité, Marseille (13). Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Gratuit. vieille-charite-marseille.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Ghada Amer, peintre « très en colère »

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