Art contemporain

La pince à épiler de Ghada Amer

Par Élisabeth Couturier · L'ŒIL

Le 26 mars 2018 - 725 mots

Chaque mois, Élisabeth Couturier présente un objet cher à un artiste. Ce mois-ci...

Fétiche -  Ghada Amer et son compagnon, l’artiste iranien Reza Farkhondeh, partagent un grand atelier au nord-ouest d’Harlem, entre Broadway et Amsterdam. C’est là que nous avons rendez-vous. Il fait froid mais beau sur New York : une journée d’hiver où il est agréable de marcher dans Manhattan. Perché au 6e étage, le loft offre une large vue sur le quartier en pleine réhabilitation. L’accueil est chaleureux, l’ambiance studieuse. Chacun possède son propre espace, distribué de part et d’autre d’un bloc central cuisine-toilettes. Du côté de Ghada Amer, deux assistantes, armées d’aiguilles à coudre et de bobines de fils colorés, cousent à même les toiles, laissant pendre sur leurs surfaces des fils telle une pluie de traits fins. Dissimulés derrière ce rideau vibrant, on aperçoit des silhouettes de femmes nues aux poses suggestives, tirées de revues pornographiques. Commentaire de l’artiste : « Les sociétés traditionnelles renvoient les femmes à leurs aiguilles, aussi dans ces séries de peintures je renverse les codes : je me sers de la couture pour parler de peinture, médium réservé aux hommes dans l’histoire de l’art. » Puis Amer brandit une pince à épiler. Un modèle en fer, large et épais. Une édition ancienne. Est-ce l’outil dont elle se sert pour tirer les fils de ses tableaux mariant ainsi peinture et textile ? La question l’amuse : « Non, répond-elle, cette pince à épiler artisanale appartenait à mon père, qui est décédé il y a quatre ans. C’est mon objet fétiche. Il l’a conservée et utilisée jusqu’à la fin de sa vie. Il l’emportait même quand il venait passer trois mois par an chez moi à New York. Il la faisait régulièrement aiguiser. Mes sœurs et moi, enfants, à sa demande, on lui tirait les poils de ses joues avec. C’était comme un jeu, ça créait un formidable moment d’intimité ! » Née au Caire, Ghada Amer y a grandi jusqu’à 11 ans. A-t-elle été marquée par cet environnement peu favorable à l’épanouissement des femmes ? « Par chance, dit-elle, mon père diplomate, qui avait déjà été en poste dans plusieurs pays, et ma mère chercheuse au Centre national d’agronomie en Égypte, spécialisée dans l’amélioration du sol, m’avaient inscrite au lycée français au Caire avant de venir tous deux passer un doctorat d’État en France dans leur spécialité respective. J’ai donc continué ma scolarité à Nice. Mon père était à la fois autoritaire et moderne : il a encouragé ma mère à monter en grade et a insisté pour que ses quatre filles fassent des études. » Comment a-t-il réagi lorsqu’elle-même a décidé d’être artiste, puisque cela ne correspondait peut-être pas à ses attentes ? « Effectivement, ça n’est pas arrivé d’un coup ! J’ai d’abord commencé des études scientifiques, mais ça ne me convenait pas ; je suis tombée en dépression. Ma seule consolation était de dessiner toute la journée. J’ai alors convaincu mes parents de faire les Beaux-Arts pour devenir architecte. Hélas, je n’ai pas été reçue au concours d’entrée. Alors, j’ai entamé des études de langues et obtenu une licence d’anglais et d’allemand. Mais, comme je poursuivais mon idée, finalement je me suis présentée, avec succès, à l’École d’art de la Villa Arson à Nice et, ensuite, j’ai continué aux Hautes études en arts plastiques à Paris. J’ai pu exposer assez tôt. Suffisamment pour que mon père comprenne que cela était sérieux. Et puis je suis venue m’installer à New York en 1996, où, plus tard, je suis entrée à la Galerie Gagosian, puis chez Cheim & Read, où je suis aujourd’hui. » Son père appréciait-il son art ? Quelle réaction avait-il par rapport à ses thématiques somme toute provocatrices ? : « Il n’aimait pas ce que je faisais, mais il disait : “C’est ma fille et je l’aime”. » Un amour inconditionnel ? « Oui, et quand je regarde cette pince à épiler, cet objet sentimental, parfois je pleure. J’adorais mon père. Il a fait de moi une femme forte ! »

« Ghada Amer. Dark Continent »,
du 2 juin au 4 novembre 2018,
« Ghada Amer. Cactus Painting » ,
du 2 juin au 2 décembre 2018. Centre de Création contemporaine Olivier Debré, Jardin François Ier, Tours (37). Du mardi au dimanche, de 11 h 30 à 19 h, le lundi à partir de 14 h, le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 4 et 7 €. www.cccod.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : La pince à épiler de Ghada Amer

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