Au Grand Palais, Picasso en famille

D’Apollinaire à Jacqueline, 150 portraits entre réalisme et métamorphose

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1996 - 952 mots

Après New York, Paris accueille, dans une version restreinte, une nouvelle exposition Picasso consacrée au portrait, organisée par William Rubin. Près de cent cinquante peintures et dessins, de 1897 à 1972, sont réunis pour circonscrire un thème nécessairement ambigu dans l’œuvre de l’inventeur du Cubisme.

PARIS. Les expositions consacrées à Picasso ne se comptent plus depuis quelques années déjà. La fascination qu’exerce l’artiste semble défier les lois, même les plus exceptionnelles, qui régissent ordinairement le rapport d’un artiste à son public. Si la célébration quasi perpétuelle de son génie à travers le monde, dont il faudrait un jour étudier le pouvoir d’aveuglement, prend souvent une tournure dévote et conventionnelle, elle donne parfois l’occasion d’en explorer certains aspects singuliers ou de susciter de nouvelles controverses. La dernière exposition importante présentée à Paris, au Grand Palais en 1992, s’intéressait à son rapport aux choses, sujet légitime s’il en est, de quelque façon qu’on l’envisage, et la précédente, au Centre Georges Pompidou en 1988, explorait la production tardive. La perspective choisie par William Rubin, directeur émérite du département des Peintures et sculptures au MoMA, se veut bien plus problématique : le portrait chez Picasso, en effet, n’est pas un genre qui va de soi.

Le portrait, c’est une évidence, occupe chez Picasso une place capitale dès ses débuts, comme en témoigneront d’ailleurs au Grand Palais l’Autoportrait à la perruque, peint aux alentours de 1897, le Portrait de Jaime Sabartès de 1901 ou, bien sûr, la célébrissime et effrayante Célestine. On garde aussi en mémoire, comme autant d’icô­nes du siècle, les portraits de Guillaume Apollinaire, de Max Jacob, d’Ambroise Vollard, de Daniel-Henry Kahnweiller, pour s’en tenir aux années dix. Essentielles tout au long de sa vie, les femmes prennent naturellement une importance particulière dans l’œuvre, du Bateau-Lavoir au Mas Notre-Dame-de-Vie : Fernande Olivier, Olga Kokhlova, Marie-Thérèse Walter, Dora Maar, Nusch Éluard, Françoise Gilot, Jacqueline Roque croisent dès les années vingt jusqu’à sa mort en 1973 le cœur des préoccupations picturales de Picasso. L’exposition s’achèvera avec les ultimes autoportraits de l’été 1972, l’un où l’artiste est totalement défiguré, l’autre où les effets de caricature sont traités avec une sorte d’incrédulité.

Question de genre
Ainsi le thème du portrait apparaît-il incontournable, ne serait-ce que par sa double dimension publique et intime qui suit si bien l’évolution du peintre, de sa quête de reconnaissance artistique à la pleine jouissance de son talent. Pourtant, un examen plus attentif et une considération plus étendue de l’esthétique du peintre rend la question, aux yeux du commissaire de l’exposition, plus délicate et problématique qu’il n’y semble. "Pour la plupart des gens, écrit ainsi William Rubin dans son introduction, le terme portrait implique une ressemblance, un rapport direct entre la représentation de l’artiste et la personne représentée. […] Mais Picasso bouscula toutes ces idées reçues. Plus que tout autre peintre moderne, il élargit les possibilités de cet art du portrait." Si certaines peintures, en particulier au cours de la période bleue, sont en effet d’un réalisme parfois cruel, le moins que l’on puisse dire est que la ressemblance n’est pas le souci premier du peintre. La photographie est là désormais pour remplir cet office, et Picasso, libre de tout scrupule à cet égard, en tiendra compte d’une façon positive.

Pour mener à bien son enquête, William Rubin a choisi de distinguer deux pôles entre lesquels l’art du portrait va osciller. La "représentation" et la "transformation" rendent compte des ambiguités auxquelles l’artiste se heurte volontiers, certain d’y trouver une part de la vérité de son art. La fréquentation toujours plus assidue de l’art ibérique antique et des arts primitifs oriente décisivement l’approche du visage. À l’époque des Demoiselles d’Avignon, Picasso substitue radicalement au souci de rendu fidèle un travail de compréhension intellectuel du modèle dans lequel la mémoire va jouer un rôle important.

Masques
Si, en 1906, il sollicite contre son habitude Gertrude Stein pour d’interminables séances de pose, il achèvera le portrait de l’écrivain seul dans son atelier. "Je ne vous vois plus quand je vous regarde", devait-il déclarer à sa collectionneuse. La métamorphose prend le pas sur les simples impératifs de restitution des apparences. Et l’ordre du monde s’en trouve profondément bouleversé. À ceux qui se plaignaient de ne pas reconnaître l’écrivain, Picasso répli­quait : "Ne vous en faites pas, elle [Gertrude Stein] s’arrangera pour lui ressembler". Toutefois, il n’abandonna jamais complètement certains détails caractéristiques de ses modèles, même au moment le plus aigu du Cubisme analytique, détails qui donnent à son entreprise de déconstruction tout son intérêt. D’ailleurs, les allées et venues plus ou moins véhémentes entre réalisme et métamorphose ne cesseront pas, et cette cohabitation des styles est, on le sait, la marque même de l’art picassien.

Quelles que soient les oscillations notées, la notion de masque semble s’imposer et pourrait être préférée à celle, académique, de portrait. À la fois parce qu’une part de symbolisme est toujours attachée aux visages dépeints, et parce que, outre l’influence de l’art nègre, Picasso confère la plupart du temps une dimension autobiographique à chacun de ses "portraits". "Autant que représentation du modèle, écrit Hélène Seckel, conservateur en chef au Musée Picasso, un portrait est représentation de la réaction du peintre face à ce modèle." S’il s’agit de saisir trait pour trait la personnalité d’un ami ou d’une femme aimée et, jusqu’à un certain point, de se l’approprier, le terme de masque est sans doute celui qui recouvre le mieux l’éventail des nuances de l’entreprise de Picasso.

PICASSO ET LE PORTRAIT, du 18 octobre au 20 janvier 1997, Galeries nationales du Grand Palais, entrée Clémenceau, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h. Catalogue sous la direction de William Rubin, coédition Museum of Modern Art, Flammarion et Réunion des musées nationaux, 495 p., 380 F. broché, 595 F. relié.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°29 du 1 octobre 1996, avec le titre suivant : Au Grand Palais, Picasso en famille

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