Art ancien

7 clefs pour comprendre les chinoiseries

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 26 juillet 2007 - 1286 mots

Au musée Cernuschi, le style rococo troque les drapés antiques contre les pagodes et les dragons d’une Chine lointaine et rêvée. Un mouvement moins superficiel qu’il n’y paraît…

Les sujets fantasmés de François Boucher
« Il avait fait de la Chine une province du rococo », résumeront, non sans humour, les frères Goncourt à propos de François Boucher (1703-1770). Il faut dire, qu’en cette moitié du xviiie siècle, l’heure est à la fascination pour cette contrée exotique et lointaine, peuplée, si l’on en croit les récits des voyageurs, d’animaux fantastiques et de palais fabuleux.

Peintre d’histoire et professeur à l’Académie royale, Boucher succombe, lui-même, à la tentation et collectionne avec frénésie porcelaines, laques et bibelots bientôt connus sous le nom de « chinoiseries ». Chargé de fournir à la manufacture de Beauvais les cartons d’une suite chinoise, l’artiste expose au Salon de 1742 les esquisses que conserve, de nos jours, le musée de Besançon.
Sans oublier la manière occidentale, il peuple alors ses compositions de ces accessoires obligés que sont pagodes, pavillons à toitures recourbées, parasols, porcelaines, xylophones, soieries et autres chapeaux pointus… Soit une source intarissable d’inspiration pour les artisans de Sèvres, Vincennes, Beauvais et Aubusson.

Le laque chinois à la mode occidentale
Si l’auteur de cet étrange panneau vertical n’est guère connu (un certain Robert Robinson dont on découvre la signature à côté de la date de 1694), en revanche son commanditaire n’est autre que Christopher Wren, célèbre architecte londonien qui travaillait à la reconstruction de la City. Ce pionnier en matière de « chinoiserie » commanda pour sa demeure personnelle un ensemble de trente-trois panneaux largement inspirés des laques chinois, dont il ne subsiste, hélas, que onze survivants.

Loin d’imiter platement le rendu de ce matériau si prisé par les collectionneurs européens, l’artiste a adroitement mêlé références extrême-orientales (tel le format vertical rappelant celui des paravents) et veine onirique. Comme flottants dans un espace irréel, ses personnages empruntent tout autant à la Chine qu’aux Amériques et au Grand Nord  !

La belle demeure de l’architecte devait disparaître en 1906, mais, heureusement, une partie de cet exceptionnel ensemble décoratif survécut à la démolition…

Les frivoles incartades de Vien
Il est piquant de constater que même le très sévère et digne Joseph-Marie Vien (1716-1809), peintre célèbre en son temps pour ses compositions inspirées de la littérature et de l’art antiques, se pique à son tour de « chinoiserie » ! L’intrusion de son pinceau dans ces territoires exotiques sera il est vrai de courte durée.

Pensionnaire de l’Académie de France à Rome, en 1748, Vien participe avec ses amis artistes à une mascarade de fantaisie, prétexte à des déguisements tous plus somptueux les uns que les autres. Loin de sacrifier à une exactitude d’ordre documentaire, ces tenues chamarrées empruntent autant aux turqueries qu’aux chinoiseries de l’époque.

Éblouissants de virtuosité, les quelque vingt dessins qui immortalisèrent l’événement donnèrent lieu à la publication de gravures qui véhiculèrent, à leur tour, cet exotisme de pacotille, à mi-chemin du fantasme et de l’érudition. Une manière qui rappelle, à bien des égards, les peintures exécutées par Watteau au château de la Muette (vers 1715-1716), dont on n’a conservé le souvenir que par le reflet indirect des estampes…

Un goût affirmé pour le pot-pourri
Destinée à la galerie des petits appartements de Versailles, la commande d’une série de peintures de chasses exotiques fut répartie entre Boucher, Jean-François de Troy, Lancret, Charles Parrocel, Carle van Loo et Jean-Baptiste Pater. L’occasion était ainsi offerte à chaque artiste de faire montre de son érudition et de sa verve théâtrale.

Proche de Watteau, dont il semble avoir été le seul élève, Pater abandonne ici fêtes galantes et autres scènes militaires (ses sujets de prédilection) pour dépeindre avec fougue une chasse dite « chinoise ». Mais de « chinoise », la scène n’a – semble-t-il – que le nom, tant les éléments qui la composent sont pour le moins hétéroclites ! Se pressent ainsi, dans ce décor aux allures de trompe-l’œil ponctué de parasols et de pagodes, destriers arabes, cavaliers mandchous, allégories antiques, et même palmiers, comme échappés d’une toile orientale. Encore moins « chinoise » apparaît la composition, qui sacrifie à un rendu atmosphérique et à un étagement des motifs en profondeur, du plus bel effet occidental.
Boudée, la toile devait connaître un triste sort, remplacée dès 1739 par La Chasse à l’autruche de van Loo, jugée plus conforme à l’esprit de la commande. Pater, quant à lui, était mort quelques années plus tôt…

Quand la Chine devient la nouvelle Arcadie
Lassée par les vertus moralisatrices de la mythologie et de la littérature antiques, toute une clientèle n’aspire, dès la fin du xviie siècle, qu’à plus de légèreté et d’insouciance. Pays situé hors de toutes références historiques et géographiques, le Cathay (monde de rêve où se mêlent Chine, Inde et Japon) cristallise désormais les passions. Les œuvres venues d’Extrême-Orient font fureur, en même temps qu’elles stimulent l’imagination des artistes.

En témoigne cette sublime tenture de la manufacture de Beauvais consacrée à L’Histoire de l’empereur de Chine. L’on y croise d’aimables et raffinées créatures s’adonnant à des occupations paisibles comme la dégustation de thé ou de fruits, dans un décor extravagant de frondaisons et de tentes chamarrées évoquant quelque décor d’opéra.

Ce poncif d’une Chine idyllique bercera encore de longues décennies la peinture comme les arts du feu, avant que n’apparaissent, à partir de 1730, les premiers récits scientifiques…

La porcelaine rêvée de Chine
Parmi les matériaux chinois qui ont le plus fasciné les Européens figure incontestablement, aux côtés du laque, la tendre porcelaine. Le secret même de sa fabrication devait exciter bien des convoitises, bien des fantasmes. Dotée de cet éclat inouï qui n’absorbe pas la lumière mais la reflète, tout en la renvoyant vers le spectateur, la porcelaine chinoise devint le moteur des principales recherches de la céramique européenne, du Moyen Âge à la fin du XVIIe siècle.
Vers 1725, toutes les manufactures européennes se livrèrent avec délectation à l’art de la copie, rivalisant d’ingéniosité pour atteindre la perfection des porcelaines de Chine ou du Japon. À Rouen, la fabrique de Guillibaud imitait les porcelaines de la famille verte, Saint-Cloud faisait des « blancs de Chine », Chantilly se lançait dans les porcelaines Kakiemon…

Témoin de cette « fièvre chinoise », cet élégant plat ovale reprend le thème millénaire du dragon, prétexte à un jeu de courbes et de contre-courbes parfaitement en osmose avec l’esprit « rococo » !

Un Orient trop profond
C’est en 1868 que la ville de Paris fit l’acquisition de quatre grands panneaux d’appartements en bois sculpté imitant le laque de Chine, qui provenaient des collections de l’ébéniste et marchand de curiosités Georges-Alphonse Bonifacio Monbro. Ce magnifique ensemble décoratif avait orné, à l’origine, l’hôtel particulier du duc de Richelieu, grand amateur d’art tel son grand-oncle, le célèbre cardinal.

En créant un « cabinet de la Chine » dans son intérieur, cet homme d’esprit ne faisait que sacrifier à la mode exotique de son temps, mais avec quel panache ! Dans les miroirs de ce précieux écrin, se reflétaient à l’infini les panneaux de laque et leurs exubérantes bordures. Si les édifices représentés semblent assez fantaisistes, les personnages, en revanche, subjuguent par leurs pommettes saillantes, leurs yeux bridés, et ces costumes somptueux rappelant ceux des ambassadeurs de Siam, lors de leur venue à la Cour de Louis XIV. Mais en dépit de cette floraison de coquilles, de palmes, de chimères, de singes, de rochers et de palmettes, l’artiste qui réalisa ces panneaux demeura prisonnier de la perspective occidentale. N’est pas chinois qui veut !

Informations pratiques
« Pagodes et dragons, exotisme et fantaisie dans l’Europe rococo », jusqu’au 24 juin 2007. Commissariat: Georges Brunel. Musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, Paris (VIIIe). Métro : Monceau ou Villiers. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Tarifs / 7 € et 5,50 €, www.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°591 du 1 mai 2007, avec le titre suivant : 7 clefs pour comprendre les chinoiseries

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