Entracte

L'ŒIL

Le 1 juin 2004 - 2123 mots

La dernière Biennale de Lyon, qui eut lieu du 18 septembre 2003 au 4 janvier 2004, fut incontestablement un bel « entracte ». Les œuvres présentées y étaient à leur aise. L’organisation de l’ensemble privilégiait essentiellement le principe monographique. Quelques salles tentaient des parallèles, voire des interférences entre les œuvres : une façon d’installer un doute (une réflexion ?) dans une vision quelque peu assagie de « l’art contemporain » et de signifier la complexité même de l’interpréter.

Certains pourtant, à Lyon, se sont émus : toujours les mêmes, peu de « surprises » (il faut du nouveau), une façon de jouer de la monumentalité du lieu sans en casser l’autorité. Peu (ou jamais assez) sur ce que l’on appelle « les scènes émergentes » (pays lointains), si ce n’est quelques noms glanés ça et là. Peu sur cette complexité heuristique de l’art contemporain, sa dimension « communautaire » dans laquelle certains voient des enjeux essentiels (les groupes, les collectifs). Peu (ou suffisamment) sur ce foisonnement de modèles que constituent le cinéma et le son : le cinéma dans son pouvoir « transcatégoriel », le son dans sa force mélodramatique, si ce ne sont quelques œuvres ou quelques moments d’ailleurs magnifiques. Peu de choses sur cette « réconciliation des cases conjuguées » que constituent désormais les noces de l’extrême : l’abstraction et la figuration, la peinture et le décor. Peu enfin sur la notion d’exposition elle-même, devenue le médium privilégié, ou comme le dit Jean-Christophe Royoux, « l’espace référentiel exemplaire des processus de subjectivations contemporains », le lieu même où s’oppose le (lieu) réel au (lieu) virtuel… Bref, du « classique », bien fait, bien montré, bien « exposé », avec des touches sublimes et intempestives (Larry Clark), quelques métissages tout en « Coollustre » (Dan Coombs avec Mark Handforth avec Ugo Rondinone avec Gary Webb) : un art consommé d’accommoder les genres.
Il n’est pourtant pas inutile de revenir sur cette exposition qu’on voudra considérer ici comme un point d’orgue exemplaire puisqu’elle permettait aussi de s’interroger sur le contexte français et son rapport à l’art de notre temps. Il n’est jamais mauvais de revenir sur les choses et sur ces grandes manifestations, lieux par excellence où l’art contemporain se frotte à l’extase de la communication et de l’événement.
Certes, à Lyon, les habitués de l’art contemporain – combien sont-ils ? – ne se sont pas trouvés dépaysés. Ils y ont reconnu, au fil des espaces, des noms et des œuvres qui, pour la plupart, leur étaient familiers. Pourtant, c’est oublier – c’est une parenthèse – qu’outre ce petit nombre où l’on trouve pas mal de « je sais tout », la connaissance de l’art contemporain reste en France très superficielle, et que ce type d’exposition est, plus qu’on ne l’avoue, le seul et unique rendez-vous avec la création de notre temps pour les quelque cent mille visiteurs qui s’y sont rendus.
Sur cette incroyable coupure entre l’art d’aujourd’hui et son public, il faut bien méditer. Désintérêt ? Marginalisation ? Monde parallèle ? Supplantation d’autres disciplines à l’ère du tout image ? Impuissance (au sens du rapport de force) de la création plastique à rivaliser avec d’autres disciplines ? Perte des repères ? Douce narcose qu’Hegel aurait dénoncée comme « impuissante à nous préserver des malheurs du monde » ?
À ce constat-là, la septième Biennale de Lyon répondait non sans habileté : jugez sur pièces, oubliez la domination des grands récits comme des petites anecdotes. Laissez tomber la toute suprématie d’un commissaire devenu le raconteur de sa propre histoire, de ses doutes et de ses beaux discours (ou laissez-le brouiller les pistes le temps de quelques salles : il y a, dans l’équipe du Consortium qui avait été invité à concevoir cette biennale, quelqu’un qui fait cela non sans talent et volupté). Jugez comme on dit « sur la matière » et faites-vous votre idée au gré de la déambulation, retrouvez la « flânerie », la promenade chère à Walter Benjamin, préférez le voyage à la destination.

[ Un retour à l’œuvre ]
Jugez et jugez donc des contradictions et des paradoxes, des grands dispositifs et des petites histoires, des belles machines et des machins « trash » : qu’il y en ait pour tout le monde, pour tous les goûts. « Tout à l’égout sont dans la nature », disait autrefois Duchamp, « toutes tailles et grand choix de couleurs », disait, il y a peu, Rutault. Du bruyant comme du silencieux, de l’abstrait comme du figuratif, du clinquant comme du discret, du triste comme du comique, du comics comme du comic strip. Jugez aussi de la difficulté de juger. Et surtout ne veuillez pas avoir raison mais préservez la vôtre.
Car dans ce qu’on continue – par paresse, faute de mieux ? – de nommer « l’art contemporain » (mot d’ordre, fourre-tout, vague idéologie, en être ou ne pas en être ?), ce que cette septième Biennale de Lyon racontait en creux était aussi la difficulté de s’accorder désormais sur un grand récit, sur un tracé trouvé. Peu de repères donc mais un retour à l’œuvre, à la spécificité de son médium comme à la spécificité du discours de chacun : une façon de dire que le scénario de l’exposition ne pouvait être là dans l’affirmation d’une vague thématique, d’un sujet dominant, d’un air du temps mais avant tout dans la relation d’une œuvre à celui qui la regarde ou l’arpente comme des œuvres entre elles. Encore une fois, l’idée du « rendez-vous ».
Plus de repère donc, au sens où le dispositif n’était plus imposé (ou même imposant), plus tant d’ailleurs « dispositif » que « disposition » tel que Bernard Stiegler le dit des différentes esthétiques d’aujourd’hui, dès lors que celles-ci s’installent dans l’espace et tâchent de le conquérir. Souvenez-vous ici, parmi d’autres, du « Projet hyperréaliste » de Xavier Veilhan. Plus de repère non plus, au sens historique ou géographique : oubliées les dates de péremption, les vieux, les jeunes, les nouvelles générations, les nouvelles vagues, les notions de rupture, les passages obligés, mais des points de vue privilégiés : dire de l’art contemporain qu’il ne peut être que la somme incomplète des points de vue qu’on en a. Et rompre avec la liste.
On aurait pu, à Lyon, proposer tout autant de noms absents qu’il y en avait d’exposés, faire ses propres choix, s’interroger sur le sens de l’oubli d’untel ou untel, de tel épicentre ou foyer, se la jouer « nomade » avec bonne conscience, etc. Cette septième Biennale – une fois n’est pas coutume – disait d’où et avec qui elle voulait parler, avec qui elle voulait agir, soulignait cette fois encore « en creux » la démagogie et l’opportunisme de certaines manifestations parallèles (voir les toutes dernières Documenta de Kassel et Biennale de Venise), à même de se forger une légitimité de la seule illustration bien « formatée » des malheurs de notre monde, feignant de montrer la violence du message et impuissante à montrer celle du médium utilisé.
À Lyon, on vous disait que le rêve d’universalisme était une foutaise, que l’histoire de l’art (contemporain) n’était somme toute pas tant éloignée que ça de « la science du particulier » du docteur Faustroll. À Lyon, on jouait les hypothèses et s’amusait, non sans ironie, à allier tragédie, drame, comédie et improvisation. On donnait de ce monde moderne à la fois la vision de ses illusions et de son malaise. On excitait la querelle des Anciens et des Modernes, on nous ramenait à des débats nécessaires où l’Ancien, supérieur au Moderne, battrait aussi en brèche un nouveau toujours meilleur.
Car il fallait aussi profiter de l’occasion pour marteler l’idée que la modernité reste un concept flou et que, seul le sens du devenir est désormais « problématisé » à jamais. Aussi, à Lyon, je me suis souvenu de l’impossibilité de nommer les caractéristiques du nouveau comme je me suis rappelé cette phrase, en écho au titre à dessein tout cinématographique de l’exposition, phrase, je crois, de Heidegger : « L’origine est devant nous. » À Lyon, suffisamment loin de toute trame établie, je me suis souvenu des généalogies impossibles que nous tracions il y a quelque vingt-cinq ans, en quête de nouveau, de palmarès que nous décernions pour savoir qui avait été le premier (la date !), et des discours récents et idiots d’un sociologue en mal d’exposer, sur une prétendue « nullité ontologique de l’art contemporain », un art constitué « d’effets spéciaux et spécieux » ayant pour seul but « d’éberluer les masses ». À Lyon, je me suis dit qu’il était encore possible de distinguer l’art de notre temps de la « disneyworldisation » de notre monde. À Lyon, je me suis dit que la collusion n’était pas aussi évidente que certains Cassandre se plaisaient à l’annoncer, que l’art maintenant pouvait encore se distinguer d’une société soumise au joug du spectacle, qu’une autre scène pouvait encore se manifester, que l’exposition était par essence le lieu où pouvaient se produire ces « intensités » chères à Jean-François Lyotard, ces « montages d’attraction » dont parle Eisenstein, montages à la fois spectaculaires, jouissifs et associatifs, tensions et oppositions entre les images, qu’il pouvait être question de désenchantement (Claude Lévêque, Katarina Fritsch, Ugo Rondinone), de communautarisme et de riposte (Paul McCarthy, ill. 2, et Mike Kelley, ill. 5, Trenton Doyle, Franz West et Bruno Gironcoli, Gustav Metzger), de contemplation (Bridget Riley, Tim Head), d’évasions « New Age »(Yayoi Kusama, Yayoi Deki, Dominique Gonzalez-Foerster, ill. 4, et Jay Jay Johanson), de rire (Maurizio Cattelan, Bertrand Lavier) ou de décor postmoderne (Daan van Golden, Choi Jeong-Hwa, Jim Drain, Ara Peterson et Eamom Brain, Jorge Pardo, Lily van der Stokker, Don Walsh). Taxinomies impossibles échappées de Pierce, diagnostic en proie au rêve bergsonien d’une « évolution créatrice », rêve de penser son devenir, voire de l’exprimer ou de le percevoir en « actionnant » (comme au cinéma) en nous le fil d’un futur, le désir du mouvement, le désir que ça change et que ça bouge : « C’est arrivé demain. »

[ Des enjeux à dévoiler ]
Tout cela à la fois, en même temps et dans un même lieu, quelque chose comme une nécessité de la fonction même de l’exposition qui, aujourd’hui, face aux mots d’ordre usés, peut affirmer la définition de l’art contemporain comme un espace ouvert et indéfini, comme le lieu des paradoxes, un espace mouvant où, au-delà des frontières, comme une traversée et un franchissement, face à l’hétérogénéité des supports et l’imprévisibilité des opérations, se construit un territoire où se relient objets et sujets (que nous sommes).
Alors, est-ce « d’art contemporain » qu’il faut encore parler ? Est-ce lui qu’il faut encore nommer ? Et ne faut-il pas davantage parler « d’œuvres contemporaines », des enjeux qu’elles recouvrent ? Et plutôt que de les confondre dans ce « label » monocorde, univoque et équivoque, les désigner, les « pointer » pour ce qu’elles mettent en exergue, portent en elles de faire, de dire, de comprendre ?
Non, il n’y a pas « d’ art contemporain » mais des œuvres contemporaines (et des autres qui, probablement, se refusent à l’être). Il n’y a pas d’art contemporain mais des enjeux d’aujourd’hui à dévoiler, révéler, des moments à faire surgir, libérer, des outils à fabriquer à même de comprendre ce qu’il se passe et où cela se passe, des exemples à exhumer comme des stratégies à construire, des langages à inventer, des méthodes à proposer, des lieux communs à battre en brèche, des situations auxquelles faire face.
« L’art contemporain » est une fiction et une hypnose : une « fiction » parce qu’il impose les codes de son propre devenir, une « hypnose » puisqu’il vous tient sous le joug de la fascination de sa propre loi. Pourtant j’en parlerai encore, et la notion même me suffira dès lors que je prendrai la mesure de ses ambivalences. J’en parlerai encore, car « l’art contemporain » travaille aussi à produire ce surgissement et ce sens incertain. Il confronte le nouveau et l’éternité. Il instaure ce flux. Il fabrique autant d’œuvres que j’aimerais considérer comme des instants. Il mouline à maintenir quelque chose d’ouvert, à préserver la force du paradoxe et de la contradiction : des histoires singulières dont on s’acharne, à l’ère de la mondialisation comme on le fit en son temps en inventant un « style international », à faire des histoires communes. Il travaille à maintenir vaille que vaille la recherche éperdue du fondement et, face à l’impossibilité de preuves irréfutables – comment y en aurait-il ? – à la nécessité toute pascalienne qu’au cœur de cette profusion où celui qui écrit sait qu’il lui faut préserver sa modestie, il faut bien parier.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Entracte

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