Art contemporain

Pat Andrea : « Dans ma peinture, j’ai cherché à opérer une synthèse entre les techniques anciennes et la modernité »

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 3 décembre 2021 - 1716 mots

À l’occasion de sa rétrospective néerlandaise, l’artiste nous reçoit dans son atelier pour nous parler de sa peinture haute en couleur ! Une peinture en alerte, réceptacle des petites et grandes histoires, entre violence et tendresse, drame et humour. Une peinture amoureusement figurative dont la réalité déformée et hybride échappe à la course du temps.

Votre rétrospective a lieu au MORE Museum de Gorssel, aux Pays-Bas, où vous avez des origines : comment définissez-vous le lien qui vous unit à ce pays ?

Il y a eu une culture picturale qui a été importante pour moi. J’ai commencé ma carrière de peintre comme grand admirateur des primitifs flamands. C’est un réalisme agréable qui laisse quand même souvent rêver. Les tableaux sont pleins d’humilité. Cela m’a toujours attiré. Je regardais aussi les couleurs, les techniques spéciales. Van Eyck n’a pas inventé la peinture à l’huile mais il en a inventé un usage particulier, pour être plus précis et efficace : sur la tempera, Van Eyck ajoutait de l’huile en transparence, ce qui donnait plus d’éclat et de profondeur à la couleur. Cela m’a toujours énormément plu. Mais j’ai aussi regardé ce qui se faisait en Italie. La peinture y est plus tournée vers le dessin, le contour, la ligne, la définition de la forme. Ce sont finalement ces deux aspects de la Renaissance qui m’ont nourri quand j’étais étudiant.

Dans ma peinture, j’ai cherché à opérer une synthèse entre ces techniques anciennes et l’apport de la modernité, comme la planéité et la déconstruction. Le plus librement possible, j’ai essayé d’utiliser tous les moyens qui pouvaient me permettre de faire une image intéressante et inoubliable. Je veux dire par là faire un tableau qui ne tombe pas dans la mièvrerie ni dans l’illustration, un tableau qui dépasse l’anecdote pour s’ouvrir à quelque chose de plus universel.

Le thème de l’intérieur, très présent dans votre travail, est aussi lié à ce goût premier pour la tradition réaliste hollandaise ?

L’intérieur est en effet une chose très hollandaise. Encore aujourd’hui, si vous marchez dans les rues le soir, vous pouvez regarder à l’intérieur des maisons parce que les fenêtres ne sont pas fermées par des volets. Pour les Hollandais, l’intérieur est à la fois un espace très intime et presque public, que tout le monde peut voir. J’ai un peu créé mes intérieurs dans cet entre-deux. Ce sont comme des théâtres qui donnent à voir l’intimité de scènes quotidiennes. Dans ma peinture, la question de la construction est importante : j’ai besoin de cadrer mes personnages. Je pars de représentations d’intérieurs où règnent calme et ordre. Cette mesure, ce silence, cette atmosphère peuvent faire écho au Quattrocento hollandais et italien, mais j’y introduis toujours une perturbation, un personnage qui crie, un vase qui tombe, un chien qui mord.

Rétrospectivement, comment vous resitueriez-vous par rapport au contexte des années 1960 ? Vous sentiez-vous proche de l’effervescence « pop » ?

Ce qui a été important à cette époque, ce sont les foyers de redécouverte du réalisme en Europe et la façon dont certains artistes ont laissé tomber l’abstrait, comme à La Haye ou au Royal College à Londres. J’ai découvert tout ça, c’était lumineux, cette manière de redessiner la réalité. Le pop art, que j’ai découvert aux Beaux-Arts, ça a donné une impulsion, mais je ne voulais pas faire des choses qui en avaient la « marque ». Et puis je pense que l’art de Picasso, par exemple, a été une ouverture bien plus importante que le pop art…

Vous voulez dire que Picasso a joué un rôle considérable dans le renouvellement de la peinture contemporaine, dans sa façon de combiner librement les techniques, supports, manières et dans son rapport si particulier à une vaste tradition figurative ?

Oui, il a été très important. Il y a en effet dans sa peinture une combinaison de différentes manières de représenter la réalité. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas une seule manière de représenter la réalité. Dans cette liberté de tout faire, de combiner les « styles », il y a la possibilité de créer un monde qui n’existe nulle part ailleurs que dans le tableau, mais qui est parfaitement compréhensible. On y croit comme si c’était quelque chose de rêvé, d’imaginé. C’est miraculeux de voir qu’avec un peu de terre colorée, un peu d’huile et un pinceau, on peut voir naître un monde sous nos yeux. Je pense qu’il y a dans cette peinture une façon d’insister sur le fait que c’est une image faite à la main. Que c’est passé par le filtre d’une personne qui a interprété ce qu’il voit de la réalité. Et même si cette réalité a d’abord été traduite par une photographie, il ne s’agit pas de chercher la beauté, la perfection des formes photographiques. Il s’agit de chercher plutôt le sentiment, la fébrilité humaine. Il y a toujours une faille, une différence avec la réalité telle qu’on croit parfaitement la voir dans ses apparences. C’est ce qui est le plus intéressant pour le peintre : frayer dans ce terrain vague, sauvage, où toutes les interprétations sont possibles.

S’il y a réalisme, il est toujours contaminé, perverti, déformé, trafiqué… Pourriez-vous évoquer cette question à propos de votre peinture ?

J’aime bien l’idée de réalisme trafiqué. J’ai toujours joué avec les « fautes » et recherché les déformations dans la perspective. Lorsque je peins des personnages, il m’arrive souvent d’opérer des déformations anatomiques. Cela permet de créer une image forte, plus expressionniste que certains détails très réalistes. La question de la déformation est importante dans la recherche de l’image : comment dessiner une forme qui n’est pas la réalité objective mais qui est meilleure, plus forte qu’une forme physiquement correcte. Être plus vrai que vrai !

Vous avez beaucoup voyagé, vécu dans de nombreux pays, éprouvé divers contextes socioculturels : quelle place a tenue cette réalité historique dans votre peinture ?

Les lieux où j’ai vécu ont été très importants pour ma peinture. La Hollande, la Méditerranée, l’Amérique du Sud, New York, les grands paysages et l’urbain, tout cela m’influence énormément. Visuellement, tu te laisses imprégner par de nouvelles images, mais c’est aussi la manière de vivre, le social, le politique. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais en regardant rétrospectivement mon travail, je réalise aujourd’hui que j’ai été très intéressé par la politique, par le comportement social, par tout ce qui se passait dans la rue et le monde. J’ai peint la mort de Che Guevara, qui était devenu un héros, mais aussi l’assassinat du président Kennedy tué dans sa voiture, que peu de peintres ont osé représenter. Je pense qu’on peut tout peindre, quand on en a l’envie, il n’y a pas de sujets interdits. La peinture, c’est aussi être alerte, être touché et réagir face aux événements du monde.

Parmi vos sujets de prédilection, il y a aussi ceux liés à la petite histoire, à cette « guerre des sexes » comme vous l’évoquez. Comment votre peinture représente-t-elle les rapports hommes-femmes ? Se nourrit-elle d’une expérience intime ?

Oui, à certains moments, ces questions dominaient très fortement ma vie. Il y avait des rencontres conflictuelles, des événements forts comme le mariage ou l’arrivée d’un enfant. Tout cela donnait mystérieusement envie de le représenter. Sans le vouloir vraiment et sans l’avoir programmé, je m’inspirais intuitivement de ma vie quotidienne, avec ses hauts et ses bas. À partir de cette réalité intime, de ces expériences vues, vécues, je désirais créer une œuvre d’art. J’ai toujours voulu faire une peinture personnelle, sous-tendue par une nécessité intérieure. Mais j’ai aussi toujours cherché à dépasser l’anecdote pour quelque chose de plus archétypal : représenter non pas une femme ou un cri, mais la femme, le cri… La violence est quelque chose qui m’a toujours intéressé, c’est quelque chose qui renvoie autant à la vie intime qu’à la grande histoire. Au quotidien, je suis quelqu’un de relativement équilibré et, quelque part, je ne comprends pas la violence. C’est sans doute pour ça qu’elle me fascine et que j’essaie de vivre avec en l’introduisant dans ma peinture. C’est peut-être la même chose avec les femmes ; je ne les comprends pas trop, alors je les peins pour espérer mieux les comprendre !

Vous avez été enseignant. Quelles résonances trouvez-vous entre votre pratique et la peinture de cette génération que vous avez formée ?

Nous partageons le goût pour une peinture figurative, romantique, intuitive. Une peinture haute en couleur et pour laquelle la forme est très importante. Il me semble, en effet, que les chocs visuels dans l’image font écho à une même perception du monde actuel. Oui, totalement. Nous sommes tous ensemble sur la planète mais l’image et la compréhension de tout ça est complètement shattered [éclatée, ndlr]. Ce sont des petites pièces. Personne n’est plus pris par une grande idée. Ou une grande vue, un grand regard. C’est le problème de notre époque.

Votre rétrospective au Musée MORE a ouvert au mois d’octobre. Quand vous regardez l’ensemble des œuvres, quel fil rouge en tirez-vous ?

Je crois que le plus important, c’est que ma peinture est un amalgame de beaucoup de choses mais qui donnent quand même un sentiment d’unité étonnant. Cet amalgame procède d’un vrai intérêt pour les sujets. Quand je commence une peinture, je n’ai jamais un sujet prédéfini ; celui-ci s’impose pendant que je fais la peinture. C’est plutôt une situation que je peins quand je commence un tableau. Après, en peignant, il y a des précisions et vient la possibilité de donner un titre, de définir un sujet. Sauf dans des choses très précises, comme la mort de Che Guevara ou celle du président Kennedy. La rétrospective au Musée MORE montre environ 70 peintures et une trentaine de dessins : cet ensemble important révèle donc assez bien, je crois, ce qui, dans ma peinture, reflète un désir d’essayer beaucoup de choses. Dans cet amalgame, on ressent une unité, on voit que cela est peint par un même cerveau et une même main, mais, personnellement, je n’arrive toujours pas à y voir un style. Peut-être que le style, c’est la combinaison des styles ! Je crois qu’on perçoit aussi ce qui, dans mon travail, relève d’une coupure avec le classique. Mais ce qui est intéressant aussi, il me semble, c’est qu’on perçoit en même temps, dans cette modernité, un désir de maintenir un lien avec le passé. La peinture échappe au temps. Comme la poésie, elle cherche le condensé, l’essentiel.

« Pat Andrea. Que pasa ? »,
jusqu’au 23 janvier 2022. MORE Museum, Hoofdstraat 28, Gorssel (Pays-Bas). Commissaire: Feico Hoekstra. www.museummore.nl

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Pat Andrea : « Dans ma peinture, j’ai cherché à opérer une synthèse entre les techniques anciennes et la modernité »

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