Art contemporain

Cabrita Reis - Le sens de l’histoire

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 23 février 2022 - 1776 mots

PARIS

Dans le cadre de la saison France-Portugal inaugurée en février, le Louvre a invité l’artiste portugais à présenter une œuvre dans les jardins des Tuileries qui prolonge l’héritage de l’histoire de l’art.

Ceux qui n’ont pas vu le travail de Pedro Cabrita Reis à la Documenta IX de Kassel, qui le plaça en 1992 sur le devant de la scène internationale, l’ont peut-être découvert à Venise. L’artiste (né à Lisbonne en 1956) a en effet participé à plusieurs reprises à la Biennale d’art contemporain, notamment en 2003 quand il représenta le Portugal, ou en 2013 lorsque son installation A Remote Whisper investit le Palazzo Falier. « C’était un peu le second pavillon portugais cette année-là », glisse-t-il, mine impassible et œil rigolard, posant à l’artiste vaniteux – qu’il n’est pas – en tirant une bouffée de son havane.

Dandy baudelairien

Pedro Cabrita Reis a son personnage : costume de tailleur anglais, souvent porté avec un gilet assorti, cigare, crâne rasé, il cultive une élégance de dandy baudelairien à la silhouette flaubertienne, et parle, d’ailleurs, un français exquis. Il y a presque neuf ans, donc, Martin Bethenod, alors directeur du Palazzo Grassi, recommandait avec chaleur de ne pas quitter la Sérénissime sans avoir fait un détour par le Palazzo Falier pour admirer A Remote Whisper, une œuvre qu’il jugeait importante. Le souvenir qu’on en garde est illuminé par l’éclat fluorescent de tubes de néon soulignant une composition minimaliste de barres d’aluminium, telles des lignes redessinant l’espace à l’intérieur de celui du bâtiment décati de style byzantin. Ou comme les notes d’une partition silencieuse. Raccordés à des racks de prises électriques en évidence, de longs câbles noirs pendaient ici et là. Tandis que, dans un coin, vestes et casques de chantier abandonnés évoquaient la présence d’ouvriers et, avec elle, l’échelle humaine chère au plasticien, mais aussi le caractère inachevé, toujours en cours, d’un geste venu s’inscrire dans ce décor historique comme pour le prolonger. « Je crois qu’il est important de partir des ruines pour reconstruire », déclarait à l’époque Cabrita Reis. Lui qui a grandi pendant la dictature, garde cette conviction intacte au cœur de sa démarche… Cabrita Reis se rendra bientôt à nouveau à Venise pour une installation, Field, en off de la 59e Biennale d’art contemporain. Cette fois-ci, il occupera la Chiesa San Fantin, face au théâtre de la Fenice. Dans la nef seront disposés des tubes de LED de dimensions variables (de 60 à 150 cm). Légèrement surélevés dans des sortes de vitrines, ils composeront au sol un immense motif géométrique irrégulier, tel un orgue renversé autour duquel il sera loisible de circuler. Au-dessus de ces tubes lumineux à l’horizontale, des débris de construction seront éparpillés comme les miettes de décombres, d’épais fils électriques noirs courant ici et là à la façon de méandres serpentins, certains raccordés à l’installation, d’autres non. Une œuvre énigmatique et spectaculaire dans la lignée de ses métaphores abstraites. « Les artistes ont des obsessions, pas des programmes », remarque-t-il. Et aussi, sur un ton déclamatoire : « Le message est un avatar pompier. » Celui que contient son travail emprunte des voies savantes et des moyens d’apparence souvent rudimentaire, à l’image des matériaux de récupération qu’il affectionne.

Une place pour l’individu

En attendant, en ce mois de janvier hivernal, c’est à Porto que Pedro Cabrita Reis met la dernière main à un groupe de sculptures en liège, intitulé Les Trois Grâces. Il a installé son atelier provisoire à quelques kilomètres de la ville, dans les hangars de Corticeira Amorim, la société qui lui fournit le matériau à base d’écorce qu’il explore ici pour la première fois. Invité par le Louvre dans le cadre de la saison France-Portugal 2022, l’artiste fait ainsi un clin d’œil à une industrie typiquement lusitanienne. Pour ajouter à la couleur locale, c’est dans un restaurant spécialisé dans la lamproie à la bordelaise qu’il reçoit une petite délégation de Français. Le poisson à la peau glissante est présenté vivant avant le dîner, sorte de grosse anguille aux contorsions toniques et paniquées : Cabrita Reis s’en empare à pleines mains. « Inégalable d’un point de vue gastronomique ! », s’exclame-t-il avant de laisser le corps du vertébré aquatique retomber lourdement dans une bassine où on l’emporte en cuisine. Cela produit son petit effet. Mais revenons aux nourritures spirituelles : pourquoi avoir choisi le sujet, étonnement classique, des Trois Grâces ? Commissaire de ce projet dont la présence aux Tuileries sera a prioriéphémère, João Lima Pinharanda précise dans le catalogue que ce thème, « bien que peu représenté dans les œuvres exposées au Louvre, est successivement repris de l’Antiquité (où il apparaît) à la Renaissance et au baroque et jusqu’au modernisme et à l’époque contemporaine ». Si Aglaé, Euphrosyne et Thalie se sont réduites au fil des siècles à de simples représentations féminines, souligne-t-il, Cabrita Reis est toujours conscient « des tensions entre symbolique originelle et perte de sens ». « Ce qui m’intéresse, confirme l’artiste, c’est la résilience du sujet Trois Grâces. » Y compris, d’ailleurs, dans son œuvre. « As Três Graças est bien le titre d’une pièce de Cabrita Reis qu’il conçut, en 1997, pour un cinéma lisboète : trois statues en terre cuite de taille humaine placées dans des alcôves séparées », rappelle l’historien de l’art Éric de Chassey. Aujourd’hui encore, la version en liège montre les trois figures, que l’on a l’habitude d’imaginer enlacées, dissociées. « J’ai choisi de les séparer car, dans les groupes, il faut toujours voir les individus, d’un point de vue politique et philosophique », commente Pedro Cabrita Reis. Puis, poursuivant le fil de sa pensée : « Mais elles sont toujours liées à travers le soi-disant vide entre elles. Plutôt qu’un vide, c’est un espace. Dans le vide, il n’existe rien. Dans l’espace, il peut y avoir la lumière, la conversation, le rapport physique et spirituel… Monet, en peignant la cathédrale de Rouen, parlait, à propos de l’espace autour du sujet qu’il peignait, d’une “enveloppe de lumière” ». L’histoire est avant tout histoire de l’art, de ses modèles, de ses canons et de ses chefs-d’œuvre.

La tentation de la figuration

Dans le grand « Réservé Nord » des Tuileries, l’emplacement qu’il a choisi pour les installer, ses Trois Grâces se dressent sur un socle en acier, enduites d’une peinture blanche dont le nappage leur confère une forte capacité de réflexion. Les silhouettes immaculées érigées sur fond de grisaille parisienne dialoguent avec la statuaire des Tuileries et le bâtiment du Louvre en perspective. Assemblages de tronçonsà la plastique indécise, intercalés avec des blocs aux angles bruts, ces sculptures tiennent davantage de l’empilement de formes que de la reproduction anatomique. On peut sans aucun doute y voir une allusion à Rodin, dont Cabrita Reis a d’ailleurs visité avec enthousiasme le musée parisien lors de l’élaboration de son projet – lequel a connu de nombreuses étapes. Éric de Chassey détaille cette façon analogue chez les deux artistes, entre modelage et assemblage, de faire échec au naturalisme. « D’éloigner la tentation de la figure », abonde Cabrita Reis, qui pratique moins l’exercice d’admiration qu’une intense curiosité pour « les œuvres d’autres artistes, d’autres époques. Je ne suis pas intéressé par une hypothétique rupture, mais par la continuation. Les urinoirs [allusion aux ready-mades de Marcel Duchamp, ndlr] ne me passionnent pas, même si j’en comprends l’importance historique. Je cherche les possibilités de continuation. »

Poursuivre l’Histoire de l’art

La visite d’un premier musée étranger, offrant à Pedro Cabrita Reis sa première véritable confrontation avec ses pairs, remonte à 1973. La fin du régime autoritaire répressif dans lequel il a grandi approche et l’adolescent franchit les frontières pour la première fois, direction Londres. Picasso est mort et la Tate lui rend hommage en exposant son Musicien. Le jeune homme arpente les collections du musée. « J’y ai eu la confirmation de ma détestation du surréalisme, et une terrible déception face aux toiles de Van Gogh, que j’avais imaginées plus vibrantes, plus éclatantes », se souvient-il. Sa vocation artistique, elle, est ancienne. « J’ai toujours fait des dessins. J’étais “l’artiste” du lycée. Mais nous n’avions accès qu’à une iconographie très terne. Le Portugal était un pays pauvre, perdu dans le temps. » Après des études aux Beaux-Arts, il s’égare un temps en politique, se marie, et ce sera finalement seulement en 1986 qu’il prendra part à une exposition collective déterminante, à Lisbonne. Intitulée « Archipels », elle tient lieu de manifeste à une nouvelle garde artistique portugaise réunie derrière ce mot d’ordre pressant : « Nous sommes prêts à annoncer l’inexistence de l’ennemi ». Il faudra cependant attendre les années 1990 pour que cette scène locale attire l’attention des critiques étrangers.

Vivre et se réjouir

On peut s’étonner de l’ambition anthropomorphique de ses Trois Grâces, comparées à des installations architecturales plus abstraites et horizontales, mais la question de la représentation du corps intervient pourtant très tôt dans l’œuvre de Cabrita Reis, qui a peint et dessiné « des centaines d’autoportraits à partir de photos ». On pense en effet à sa série sur papier Os últimos (1999) qui procédait par recouvrement et effacement de son visage, non sans évoquer une représentation mortuaire. S’il se compare volontiers à un « glaneur », l’artiste se définit aussi avant tout comme un « peintre », quel que soit le médium qu’il utilise, même s’il est en effet revenu à la peinture depuis une dizaine d’années. Le paysage est un motif récurrent de ses derniers tableaux, où peut parfois s’exprimer aussi une quête d’idéal. Dans l’exposition monographique que lui consacra en 2010 le Carré d’art, à Nîmes, on le suivait ainsi sur les traces de Nicolas Poussin, aux abords de la mythique Arcadia, titre d’une série réalisée à l’acétone. Constituée d’un diptyque horizontal, d’un triptyque et d’un polyptyque, elle laissait en suspens de grandes taches d’un bleu liquide flottant sur la toile blanche. Leur juxtaposition verticale pouvait cependant laisser imaginer des silhouettes humaines entrelacées, en tout cas des formes de vie célébrant « l’énergie cellulaire » comme une « évocation du bonheur », suggérait le texte de salle. « Il faut toujours se réjouir. Tout doit être une raison pour une joie énorme », confirme Cabrita Reis, qui se lance dans une digression sur cette catégorie philosophique. Le temps manque pour lui demander s’il a justement lu La Force majeure, du philosophe Clément Rosset, mais il est sûr que la ronde immobile que dansent au loin ses Trois Grâces invite à une forme d’allégresse primordiale.

 

1956
Pedro Cabrita Reis naît à Lisbonne, où il vit et travaille
1987
Premier solo à l’étranger, « Anima et Macula » , à Anvers
1992
Invité par la documenta de Cassel
2009
Pedro Cabrita Reis participe à la Xe Biennale de Lyon avec une installation, « Les Dormeurs, » très remarquée
2022
« Les Trois Grâces » sont installées dans le jardin des Tuileries, Grand Réservé nord, du 14 février au 10 juin 2022, invitation faite par le Louvre dans le cadre de la saison France-Portugal
« Saison France-Portugal »,
de février à octobre 2022. Plus de 200 événements : saisonfranceportugal.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : Cabrita Reis - Le sens de l’histoire

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