Mécénat

MÉCÉNAT CULTUREL

Vers la fin du « Pour-cent culturel » de la coopérative Migros ?

Le géant de la grande distribution en Suisse, parmi les plus importants mécènes privés de la culture, réoriente sa stratégie jusqu’ alors mise au service du bien public, et supprime de nombreux programmes.

Zürich. Une page est en train de se tourner. Depuis 1925, date de leur création, les coopératives Migros, géant de la vente au détail, tiennent le haut du pavé en Suisse. Au même titre que son succès dans la distribution, Migros s’est installé dès 1957 dans le paysage culturel helvétique en finançant les domaines de la formation et de la culture, et ce à hauteur de 1 % du chiffre d’affaires annuel du groupe, que celui-ci soit en baisse ou en hausse, d’où le nom de ce programme : le « Pour-cent culturel ». 4,8 milliards de francs suisses (4 Md€) ont été investis en soixante-trois ans d’activité, faisant du détaillant, sinon le plus grand, du moins l’un des plus importants mécènes privés culturels de Suisse.

À l’origine de l’initiative, un homme d’affaires, Gottlieb Duttweiler : il publie avec son épouse en 1950 « Les 15 thèses », sorte de testament éthique qui édicte les lignes directrices pour la destinée de la société Migros qu’il a fondée. L’engagement social et culturel de la coopérative y est explicitement défini – la thèse 10 stipule en effet que « les intérêts généraux doivent primer et, dès lors, passer avant les intérêts de la coopérative. […] Parallèlement à notre puissance matérielle croissante, nous devons offrir des prestations sociales et culturelles toujours plus importantes. Malgré toutes les sollicitations commerciales et politiques, il faut pour cela libérer de nouveaux moyens et faire en sorte que les meilleurs d’entre nous soient disponibles. »

Dans la pratique, le domaine de la formation, principalement représenté par les écoles-clubs Migros, un réseau d’écoles disséminées dans tout le pays dispensant plus de 600 cours de formation continue, représente plus de la moitié des contributions. Mais la culture est en bonne place, constituant environ un quart des aides et subventions octroyées pour la seule année 2019 : 26,3 millions de francs suisses (22 M€) ont été alloués, sur un budget total de 118 millions de francs suisses (98 M€), à des projets en danse, théâtre, musique et art. « Politique de soutien innovante » et « projets sociaux inscrits dans la durée »étaient jusqu’à présent les deux mamelles du Pour-cent culturel. Longue est la liste des projets d’aides à la création et aux créateurs dans tous ces domaines, mettant l’accent sur la « Relève », la jeunesse – en particulier avec le fameux concours de talents organisé chaque année depuis 1969 pour un budget annuel de 700 000 francs suisses (583 000 €).

Le volet spécifiquement artistique s’illustre dans le financement de résidences d’artistes et s’incarne surtout dans une institution : le Migros Museum für Gegenwartskunst de Zürich, installé dans le quartier industriel de la ville et devenu un acteur respecté de la scène de l’art contemporain en Suisse alémanique. La constitution de cette collection d’entreprise remonte aux années 1950 : pour Gottfried Duttweiler, il s’agissait alors de soutenir les artistes locaux et nationaux en acquérant leurs œuvres. Au fil du temps, la collection s’étoffe au-delà des noms suisses, prend une dimension internationale puis un lieu d’exposition permanent est inauguré en 1996. Le musée privilégie toujours les productions réalisées en étroite collaboration avec les artistes ; une grande partie des achats de la collection résulte ainsi des expositions temporaires de qualité que le lieu organise – abordant par exemple en 2019 les rapports de l’art et de l’épidémie du VIH des années 1980 à nos jours.

Un mécène jusqu’alors désintéressé

L’annonce en 2018 d’une réorientation de la stratégie du Pour-cent culturel par le groupe était passée quasiment inaperçue. Pourtant, quelques mois plus tard, était annoncée la fermeture d’une résidence d’artistes existant depuis 1981, l’Arc (pour « artist residency »), dans le canton de Vaud ; en mars 2020, suivait une liste plus longue d’arrêts de programmes. Simple recadrage de stratégie ou réelle revue à la baisse des ambitions ? La direction du Pour-cent culturel dit souhaiter, à l’avenir, investir dans l’« idéation », le « développement d’idées », ainsi que dans la diffusion de ses propres productions, mettant un terme au saupoudrage de financement à destination des artistes et de leurs œuvres. Ainsi, les bourses octroyées aux jeunes artistes disparaissent pour laisser place à des programmes de mentorat.

Les milieux culturels suisses craignent que, derrière ces annonces, c’est un retour sur investissement qui soit en réalité souhaité. Car si Migros a gardé une crédibilité, toutes ces années durant, en tant que partenaire de projets menés avec des acteurs culturels publics, c’est bien parce que l’entreprise a agi en mécène désintéressé au service de la société et non en sponsor, démontrant par là sa différence avec de nombreux mécènes actifs dans le domaine. Alors que la responsabilité sociétale du programme semble aujourd’hui remise en question, Hedy Graber, directrice du Pour-cent culturel, contre-attaque en replaçant clairement Migros dans le champ de l’initiative privée. Dans un entretien publié le 1er mars dans l’hebdomadaire zurichois SonntagsZeitung, elle affirmait : « Nous ne sommes pas un mécène culturel public. Mais en tant que mécène culturel privé, nous pouvons prendre des initiatives qui accompagnent ou qui précèdent le financement culturel de l’État. »

Le Pour-cent culturel est-il en train de changer de paradigme ? On peut craindre que la crise liée au Covid-19, qui laisse des traces dans le monde de la culture en Suisse comme ailleurs, ne vienne confirmer ce tournant.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°547 du 5 juin 2020, avec le titre suivant : Vers la fin du « Pour-cent culturel » de la coopérative Migros ?

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