Société

Quand Vasarely s’invite en prison

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 25 janvier 2024 - 1180 mots

En octobre, détenus et personnels pénitentiaires ont inauguré aux Baumettes une fresque inspirée par l’Alphabet plastique de Vasarely. L’occasion de mettre un pied dans l’univers très confidentiel des projets culturels en milieu carcéral…

Réalisation de la fresque à la prison des Baumettes. © Ipin
Réalisation de la fresque à la prison des Baumettes.
© Ipin

Marseille. Une fois passé les dispositifs de sécurité qui contrôlent entrées et sorties du centre pénitentiaire des Baumettes 2 (B2), on arrive dans une cour qui semble en occuper le cœur, pour peu que l’on puisse en juger dans ce dédale qu’est la maison d’arrêt marseillaise. Sur l’un de ses murs, une fresque de 8 x 6,50 m grimpe à l’assaut du ciel. Des carrés de couleur ornés de motifs géométriques, à sa base, se déstructurent à mesure que l’œil s’élève jusqu’à former des aplats plus lâches, au désordre assumé.

Soutenue par le dispositif interministériel « Culture et Justice » à l’issue d’un appel à projets, l’œuvre a été réalisée en octobre 2023 par dix détenus sous la conduite de Germain Ipin et Elsa Mingot. Lui est artiste urbain et se tient sur le versant perturbateur et contextuel de cette mouvance. Elle est la fondatrice de la compagnie La Conflagration, et c’est loin d’être sa première intervention en milieu carcéral. En 2021, elle a conduit à Fleury-Mérogis (Essonne) le projet « Sonde 2.0.1 », qui associait détenus et chercheurs pour envoyer un message aux extraterrestres à l’aide d’un ballon gonflé à l’hélium. C’est elle qui a convaincu Germain Ipin de réaliser aux Baumettes la 7e déclinaison de « Was I Really ? ». Né il y a sept ans, ce projet participatif au long cours campe Victor Vasarely en père de l’art urbain et réinterprète son œuvre à l’aune d’ateliers impliquant toutes sortes de participants. La fresque qui orne la cour de la maison d’arrêt s’inspire ainsi de l’« Alphabet plastique » de cette figure majeure de l’art optique, et reprend quelques-unes des 26 formes qui le composent. Elle signe aussi la première intervention d’Ipin en prison.

8 séances de travail

En ce matin pluvieux de décembre 2023, c’est pourtant en habitué qu’il franchit les portes qui mènent à une petite salle. Elsa Mingot et Raphaël Julien, coordinateur culturel du Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation) des Bouches-du-Rhône, l’accompagnent pour une réunion de bilan avec les prisonniers qui ont œuvré du 21 juin au 10 octobre à la naissance de la fresque.

Seuls trois d’entre eux sont là. Jonathan, le plus jeune, a 20 ans. Mike, le plus âgé, a passé la trentaine, mais c’est Yassin qui se campe, sourire aux lèvres, en « vétéran » : il est le seul de l’assemblée à avoir suivi l’ensemble des huit ateliers. Aux Baumettes, le turnover est permanent. Depuis la fin du projet, l’un des participants a été libéré. Un autre est pris par son travail d’« auxi » (auxiliaire) – un vrai Graal en prison où il faut « cantiner » [gagner de l’argent] pour améliorer l’ordinaire. Trois détenus ont préféré rester en cellule ou n’ont pas été prévenus à temps. L’information, nous explique-t-on, ne circule pas toujours bien aux Baumettes où sévit un manque criant d’effectifs. D’ailleurs, la séance de bilan a bien failli être annulée le matin même, faute de surveillants. D’après Jonathan, le problème s’amplifie depuis quelques mois, et pèse aussi bien sur le « confort » de la prison que sur les activités et services proposés. Le coiffeur, par exemple, ne vient plus.

Pour ce qui est de la fresque en revanche, le jeune homme ne cache pas son enthousiasme : « Je vois des carrés partout !, s’amuse-t-il. Mon seul regret est que ça n’ait duré qu’une semaine. » Yassin est du même avis, et raconte volontiers les étapes du projet : « On a d’abord choisi une palette de dix couleurs sur un nuancier, en fonction de celles de la prison : bleu pour les surveillants, rouge pour les auxis, gris pour les Gepsa [agents d’accueil], etc. » Sur des Post-it, les détenus composent ensuite un mot en reprenant l’alphabet de Vasarely. Puis ils tirent au sort 8 caractères qui constitueront la base de la fresque. « “INASSMUT” est sorti, raconte Ipin. Soit l’anagramme de “TSUNAMIS”. »

Ce mot forgé par le hasard sied bien au parti pris de « Was I Really ? », qui veut réintroduire l’émotion, l’accident et l’aléatoire dans l’art, et offrir « un contrepoint à la linéarité de l’architecture de B2 », comme l’indique le cartel de la fresque. Il reflète aussi les conditions très particulières de sa réalisation. Une fois sa maquette validée par l’administration pénitentiaire et par les détenus (ils ont retoqué la première version qu’ils jugeaient trop déstructurée), il a en effet fallu composer avec d’innombrables contraintes. « La zone choisie était très sensible, car passante », explique Ipin. Exit les échelles et les échafaudages qui pourraient inspirer des projets d’évasion : les peintres doivent se contenter de perches et de rouleaux. Dans cette entreprise, la débrouille, de mise dans l’art urbain, a sans doute été un atout. D’ailleurs l’artiste note que les graffeurs sont nombreux à intervenir en prison.

Une rencontre entre deux univers

Il a aussi fallu mobiliser un surveillant une semaine entière. C’est François, un réserviste à la retraite, qui a veillé sur l’exécution de la fresque, sans cesse interrompue par les va-et-vient. « Ça a été un petit événement, raconte Raphaël Julien. Le projet a suscité beaucoup de curiosité et de questions. » Pour les détenus, cela a aussi été un moment de mise en visibilité : « Les gens parlaient avec nous, on se sentait importants », explique Mike.

Pourtant, malgré un vernissage et une émission diffusée sur Radio Roquette (La Ciotat), la fresque a reçu peu d’échos hors des Baumettes. Outre les difficultés d’accès au site, la diffusion d’images réalisées en prison est surveillée de près par l’administration pénitentiaire, a fortiori depuis l’« affaire Koh-Lanta ». En 2022, une vidéo tournée à Fresnes (Val-de-Marne) avait suscité la polémique, [le président des Républicains] Éric Ciotti martelant à cette occasion que les prisons n’étaient pas des « colonies de vacances ».

« Même si leur impact est difficile à jauger, les créations en milieu carcéral donnent l’occasion à deux univers très différents de se rencontrer, objecte Elsa Mingot. Tout le monde se déplace : les intervenants extérieurs qui découvrent ce monde-là et les détenus. J’ai régulièrement des coups de fil quand ils sortent de prison, parfois des années après. Cela me fait dire que ça a laissé des traces chez quelques-uns. » Les prisonniers sont d’ailleurs nombreux à solliciter ce type de projet et doivent rédiger une lettre de motivation pour y participer. « Souvent, on compte beaucoup plus d’inscrits que de places, rapporte Elsa Mingot. Les détenus sont sélectionnés en fonction de leur parcours, des peines encourues et de leur date de libération. » Outre qu’elle offre une précieuse échappatoire à la cellule, la participation à un projet culturel est inscrite dans les dossiers personnels de suivi carcéral. « Elle peut peser dans une décision, par exemple une remise de peine », explique Elsa Mingot.

Du côté des intervenants, l’action en milieu carcéral a aussi le mérite de défaire les stéréotypes véhiculés par les séries et films américains. « Mes nombreux préjugés sur cet univers jusque-là inconnu ont volé en éclats », affirme ainsi Ipin sur son compte Instagram. D’ailleurs, il prépare avec Elsa Mingot un nouveau projet à la prison d’Arles…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°625 du 19 janvier 2024, avec le titre suivant : Quand Vasarely s’invite en prison

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