Justice

L’État russe court-circuite la justice en s’opposant à la restitution d’un tableau

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · lejournaldesarts.fr

Le 22 mars 2018 - 653 mots

MOSCOU / RUSSIE

La confiscation par l’Etat d’un tableau qu’un particulier voulait faire rentrer en Russie ne peut que fragiliser le marché de l’art.

Karl Brioullov (1799-1852), Le Christ au tombeau, 200 x 150 cm
Karl Brioullov (1799-1852), Le Christ au tombeau, 200 x 150 cm

Les péripéties auxquelles s’exposent les collectionneurs désirant faire traverser la frontière russe à leurs œuvres ne laissent pas de surprendre. Les rebondissements kafkaïens du Christ au tombeau de Karl Brioullov (1799-1852) en offrent un exemple édifiant. Le ministère de la Culture refuse en effet de rendre une œuvre du premier grand peintre russe à ses propriétaires Irina et Alexandre Pevzner, révélait mercredi le quotidien Kommersant. En dépit d’une décision de la Cour suprême en juin 2017 favorable aux collectionneurs. 

Le Christ au tombeau a connu une épopée rocambolesque. Alexandre Pevzner acquiert cette toile de 2 m sur 1,5 m en 2002 pour environ 100 000 €. Résident en Allemagne, il décide en 2003 de la rapatrier en Russie par la route. Au moment de pénétrer en Russie, via Vyborg (à la frontière finlandaise), les douaniers russes lui reprochent de ne pas avoir déclaré la peinture comme « propriété culturelle ». Alexandre Pevzner est mis en examen sous le chef d’accusation de contrebande. En attendant une décision de justice, le tableau est confié au Musée russe de Saint-Pétersbourg. 

Après sept années d’interminables procédures judiciaires, les Pevzner font savoir énergiquement en 2010 que la peinture est conservée dans de mauvaises conditions. Le Musée russe est contraint d’exposer publiquement Le Christ au tombeau pour faire taire la controverse. 

L’enquête pour contrebande est finalement close en 2013, dix ans après les faits, à l’expiration du délai de prescription. Mais le tableau n’est toujours pas restitué : un tribunal de Vyborg ordonne la confiscation du Christ au tombeau et son dépôt définitif au Musée russe. Les Pevzner contre-attaquent et obtiennent l’année suivante du tribunal régional de la région de Leningrad sa restitution. L’État fait appel en 2015. L’affaire arrive en dernière instance devant la Cour suprême de Russie qui pointe qu’en vertu de l’article 81 du code de procédure pénale, l’objet du délit appartenant à l’accusé doit être soit confisqué, soit transféré aux institutions compétentes, soit détruit. 

Pevzner obtient exceptionnellement la possibilité de déposer plainte devant la Cour constitutionnelle, qui permet de contester le code de procédure pénale dans le cas des œuvres d’art déclarées comme preuves matérielles. La Cour constitutionnelle tranche en mars 2017 décidant que le tableau confisqué ne serait restitué à Pevzner que si ce dernier obtient l’acquittement (et non la prescription des faits) concernant le délit de contrebande. La Cour place alors les Pevzner face à un choix cornélien : soit l’annulation du délit de contrebande, auquel cas il perd ses droits sur la peinture, soit la réouverture du procès et l’acceptation définitive du verdict, quel qu’il soit. Finalement, en juin la Cour constitutionnelle et la Cour suprême tranchent en faveur des Pevzner. 

C’est alors que le ministère de la Culture entre dans la danse et entérine l’acquisition  du Christ au tombeau dans le Fonds muséal de la fédération russe, au sein du Musée d’État russe. C’est reparti pour un tour. Le Tribunal de Vyborg ordonne au ministère de la Culture de restituer le tableau, mais ce dernier déclare que l’affaire criminelle contre Alexandre Pevzner est toujours en cours. Les Pevzner déposent une plainte devant le parquet général, car les fonctionnaires refusant de mettre à exécution une décision de justice risquent à leur tour l’ouverture d’une enquête criminelle. En se plaçant au-dessus de la loi, le ministère de la Culture met aussi à mal la protection de la propriété privée et surtout fragilise encore davantage le marché de l’art russe.

Né Carle Brulleau (de parents français) à Saint-Pétersbourg, Karl Brioullov est le premier peintre russe de stature internationale. Surtout connu pour sa vaste composition Le Dernier Jour de Pompéi (1830-1833), il est considéré comme une figure clé dans la transition du néoclassicisme au romantisme en Russie. Il fut célébré par Alexandre Pouchkine et Nikolaï Gogol, qui le plaçaient au rang des maîtres hollandais.

Karl Brioullov (1799-1852), Le Dernier Jour de Pompéi (1830-1833), 456,5 x 651 cm, huile sur toile, The State Russian Museum, St. Petersbourg, Russie
Karl Brioullov (1799-1852), Le Dernier Jour de Pompéi (1830-1833), 456,5 x 651 cm, huile sur toile, The State Russian Museum, St. Petersbourg, Russie

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