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Le ministère se saisit prudemment de la vente d’expertise culturelle

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 22 novembre 2018 - 1025 mots

PARIS

Une mission a été confiée à Agnès Saal afin de piloter la promotion de l’expertise culturelle française à l’étranger. Un esprit « start-up » pour un serpent de mer de la coopération dans ce domaine.

Paris. C’est l’un des tout derniers actes de Françoise Nyssen en tant que ministre de la Culture et ce n’est pas le moindre. Il concerne la promotion de l’expertise culturelle à l’étranger, un sujet maintes fois évoqué par les précédents ministres et qui n’a jamais vraiment été appréhendé. Une fois n’est pas coutume, l’État n’a pas commencé par bâtir un « grand machin », une agence créée spécialement qui consacre l’essentiel de ses ressources à son propre fonctionnement.

L’ancienne ministre a en effet demandé à Agnès Saal, qui conserve ses fonctions de haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations, de mettre en place une simple mission de pilotage « stratégique ». L’équipe « en mode projet », qui comprend deux autres fonctionnaires du ministère, est rattachée au secrétariat général. La lettre de mission signée le 12 octobre est pourtant ambitieuse : il s’agit d’« élaborer des priorités géographiques et thématiques », de « déterminer une doctrine sur ce sujet »,de « structurer les modalités concrètes ».

Par quel bout prendre ce dossier qui est loin d’être vide ? Comme le rappelait l’ancien ministre Frédéric Mitterrand – l’un des nombreux ministres à s’être penchés sur le sujet – dans un discours en 2011 : « Dans des domaines dits “classiques” de notre action culturelle, comme la muséographie, l’architecture, la restauration du patrimoine, l’ingénierie culturelle, le spectacle vivant, j’ai pu mesurer, lors de mes nombreux déplacements internationaux, combien la France demeurait une référence. » Le transfert organisé de l’expertise culturelle existe en effet depuis la décolonisation. À elle seule, la coopération dite « décentralisée », c’est-à-dire mise en œuvre par des collectivités territoriales, recense plus de 11 000 projets réalisés depuis une cinquantaine d’années dont 7 000 dans le domaine du patrimoine et de la culture, concernant pour une grande part des jumelages entre villes. Et ce nombre ne prend pas en compte la coopération d’État ou celle à l’initiative des opérateurs culturels eux-mêmes.

Cette aide peut prendre différentes formes, ajoutant à la complexité du dossier : depuis une simple mission de quelques jours confiée à un conservateur de musée pour aider un musée étranger à organiser son inventaire jusqu’à des projets conduits par une agence ad hoc, comme France-Muséums pour le Louvre-Abou Dhabi ou l’Agence française pour le développement de la région d’Al-Ula (Arabie saoudite). La demande s’étend aujourd’hui largement au-delà du champ patrimonial, bien labouré. Les festivals d’Avignon et d’Aix-en-Provence sont ainsi sollicités pour vendre leur savoir-faire dans les domaines respectifs du théâtre et de l’art lyrique. Autre exemple, Démos, le « dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale » imaginé par la Philharmonie de Paris, intéresse de plus en plus les villes à l’étranger.

Une prestation commerciale

« Je conçois d’abord le rôle de la mission comme un point d’entrée et une mise en relation », explique Agnès Saal, qui dans ses différentes fonctions passées chez des opérateurs culturels (Centre national du cinéma, Bibliothèque nationale de France, Centre Pompidou, Institut national de l’audiovisuel), a été amenée à connaître ces projets. « De plus en plus, les demandes couvrent plusieurs domaines – muséologie, formation, spectacle vivant, audiovisuel et cinéma, gouvernance –, demandes auxquelles un opérateur seul ne peut pas répondre. Je vais donc essayer de marier les compétences et ainsi d’enrichir l’offre, tout en la rendant plus accessible et plus visible », précise-t-elle. Une démarche pragmatique qui ne dépossède pas les opérateurs culturels des relations parfois privilégiées qu’ils entretiennent avec leurs interlocuteurs étrangers, tout en leur permettant de ne pas rater l’occasion de vendre leur expertise.

Car il s’agit bien d’une prestation commerciale. Si le mot « coopération » est parfois encore utilisé pour ménager la susceptibilité des demandeurs, on est passé progressivement d’une assistance financée par des crédits d’État ou européens (même si celle-ci existe toujours) à une prestation commerciale avec mise en concurrence. C’est justement ce changement de nature et d’échelle qui nécessite un pilotage à un plus haut niveau. « Nos interlocuteurs étrangers aiment que l’État français soit partie prenante, le portage politique les rassure sur la mise en œuvre du transfert d’expertise », relève Agnès Saal. La demande émane d’ailleurs parfois des États eux-mêmes. La France est ainsi le chef de file d’un jumelage en cours entre le Maroc et l’Union européenne pour le renforcement institutionnel du ministère de la Culture et de la Communication du Maroc et de ses partenaires dans le secteur de la communication et de l’audiovisuel. La mission est amenée à solliciter et coordonner différentes institutions pour répondre à la demande : le Conseil supérieur de l’audiovisuel, l’École nationale supérieure Louis-Lumière, les Archives nationales…

Un enjeu de « soft power »

Cette démarche, si pragmatique soit-elle, doit composer avec le monopole revendiqué par le Quai d’Orsay sur tout ce qui relève de près ou de loin de la coopération internationale. Les postes diplomatiques se trouvent en effet en première ligne pour identifier des demandes, avec des appétences et des aptitudes variables selon les attachés culturels. Or l’Institut français n’est pas organisé pour gérer ces demandes. Cette zone de frottement, due à une rivalité entre les deux ministères pour suivre le dossier, ou ce « triangle des Bermudes » (la demande se perd par défaut d’orientation) découlent de l’articulation « compliquée » entre le Quai d’Orsay et la Rue de Valois. Cette dimension figure d’ailleurs en bonne place dans la lettre de mission du 12 octobre.

L’enjeu est ici de taille car la vente d’expertise culturelle est une composante importante du soft power. L’agence américaine de conseil en relations internationales Portland a ainsi classé la France en tête de son classement annuel « Soft Power 30 », devant le Royaume-Uni et les États-Unis. Le moment est donc opportun pour mieux organiser une activité devenue économique qui présente aussi le mérite de valoriser les professionnels de la culture.

Un rendez-vous est d’ores et déjà fixé à l’automne 2019 pour évaluer le dispositif et ses résultats « qui amèneront le cas échéant à faire évoluer cette mission ». Car c’est ici le principal inconvénient de cette mission « en mode projet » : la faiblesse de ses ressources en regard des nombreuses tâches à accomplir risque de freiner son exécution.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°511 du 16 novembre 2018, avec le titre suivant : Le ministère se saisit prudemment de la vente d’expertise culturelle

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