Art non occidental

ESSAI

Le « genre primitif »

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 14 novembre 2019 - 689 mots

Il n’y a pas « un » mais « des » primitivismes, rappelle Philippe Dagen dans son analyse de cette notion apparue au XIXe siècle et qu’il voit, psychanalyse et anthropologie à l’appui, comme une critique de la modernité.

Difficile d’imaginer un meilleur hommage à l’ancien président Jacques Chirac, le « père » du Musée du quai Branly, que ce livre sur la notion de « primitivisme ». Philippe Dagen, son auteur, s’y attaque à cette appellation que l’Occident a inventée pour les œuvres venues d’Afrique, d’Océanie et des peuples amérindiens. Le terme ne se limite pas à sa dimension géographique. Selon l’enseignant et critique d’art, le primitivisme inclut également d’autres catégories considérées comme inférieures, car situées en dehors de la culture dominante. Ce classement est toujours justifié par un écart avec la norme : « […]écart dans le temps pour les préhistoriques, […] écart dans le développement de l’individu pour les enfants, […]écart dans l’état des connaissances pour les rustiques et […]écart par rapport à la rationalité pour les fous ».

Des « idoles »

L’auteur décrit la naissance et l’évolution du primitivisme dès les dernières décennies du XIXe siècle. C’est à cette période que les artefacts issus d’un ailleurs lointain commencent à être mentionnés dans les récits des voyageurs. Rien d’étonnant, car le primitivisme est lié – plutôt enchaîné – au colonialisme. Pour preuve, les premières collections sont constituées dans des pays qui règnent sur le continent africain : la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France. Toutefois, les objets apportés par des marchands, des missionnaires ou des explorateurs sont catalogués comme des « idoles ». Ce terme, qui appartient au monde religieux ou à la pensée magique, explique le classement des œuvres du côté de l’ethnologie ou de l’anthropologie. Accrochées dans des musées d’histoire naturelle, elles appartiennent davantage aux cabinets de curiosités qu’à l’univers artistique.

Les études savantes de ces collections cherchent à mettre en lumière les similitudes entre les différentes cultures, une manière de les inclure à une « basse civilisation » (Edward B. Tylor, 1871). Attitude qui perdure au cours du XXe siècle ; nombreuses en effet sont les expositions qui traitent l’art africain comme un bloc indifférencié. Quand apparaissent les appréciations esthétiques, elles sont péjoratives ; la curiosité est accompagnée de condescendance, écrit Dagen, les adjectifs « grossier » et « indécent » reviennent régulièrement. Ces productions « ne sauraient être intégrées à l’histoire de l’art telle qu’elle est conçue et enseignée en Europe ». Indifférenciées, non authentifiées, elles font partie de ce que l’auteur nomme le « genre primitif ». L’art préhistorique et, jusque dans les années 1920, l’art des fous sont logés à la même enseigne car, selon Marcel Réja (1837-1957), médecin à l’asile de Villejuif : « les dessins des fous ne constituent pas une forme absolument unique […] quelques-uns paraissent des pastiches de formes archaïques de l’art ».

Au tournant du siècle, la vision du primitivisme devient plus ambiguë et on assiste même à un renversement du regard. L’auteur montre que pour les expressionnistes allemands de Die Brücke, pour Matisse, Derain ou Picasso, le primitivisme, plus qu’une source d’influence stylistique ou iconographique, est une manière provocatrice d’assumer la rupture avec les conventions académiques.

Un contre-modèle face à l’Occident

Dagen fait appel à Freud, pour qui le propre de la mentalité primitive est la croyance dans la puissance magique des idées – des désirs –, que l’on trouve également dans le domaine artistique. Sigmund Freud ou James George Frazer, mais aussi les avant-gardes artistiques annoncent, timidement certes, que le primitivisme peut contribuer à la « construction d’un contre-modèle face à l’Occident moderne ».

Les artistes traduisent une expressivité intense, souvent chargée d’un sentiment érotique, par les représentations des nus dans la nature, par des couleurs dissonantes ou par le corps de la femme noire. Pour Dagen : « La passion pour le primitif, le vertige qu’il provoque et les gestes artistiques qui lui donnent forme ne se comprennent pas tant qu’ils ne sont pas inscrits dans la logique de cette critique générale de la modernité. » L’auteur a une tendance excessive à voir le primitivisme comme l’unique forme de résistance à l’aliénation que produisent les temps modernes, quand d’autres options, sociales voire socialistes, existent. Cependant son analyse, très précise et très documentée, s’impose comme une contribution majeure pour la compréhension de ce phénomène.

Philippe Dagen, Primitivismes, une invention moderne,
éd. Gallimard, oct. 2019, 400 p., 35 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Le « genre primitif »

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