Émirats arabes unis - Politique - Société

Chronique

La révolution culturelle de la péninsule arabique

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 12 décembre 2019 - 613 mots

Monde arabe. L’entretien, dans le JdA no 534 du 29 novembre, avec la ministre de la Culture des Émirats arabes unis (EAU), Noura Al Kaabi, pose une série de questions intéressantes.

Si l’on fait abstraction du Yémen, présentement fragmenté par la guerre civile, la péninsule Arabique est aujourd’hui, du Koweït au sultanat d’Oman en passant par Bahreïn, le Qatar, les EAU et, bien entendu, l’Arabie saoudite, le lieu d’un profond bouleversement, que l’on peut qualifier, sans emphase, de révolution culturelle.

Cette région du monde ne se caractérise pas seulement par sa rente en hydrocarbures et son importance géopolitique, en bordure de pays aussi « sensibles » qu’Israël, l’Irak ou l’Iran. Elle présente aussi la particularité d’avoir été jusqu’à une date récente une sorte de conservatoire de l’« Ancien Régime » : monarchique, sans doute, mais de la nuance absolue. L’Arabie saoudite est, par exemple, le seul État au monde dont le nom signifie qu’il ne s’agit aucunement d’un État-nation mais bien d’un État-famille (la tribu des Saoud, alliée depuis près de trois siècles au rigorisme sunnite des Wahhabites). Le sultan d’Oman, Qabus ibn Saïd, par ailleurs connu pour sa politique moderniste et tolérante, cumule encore aujourd’hui les fonctions de chef de l’État et de chef du gouvernement – cas de figure sans doute unique au monde.

Dans de telles conditions, les enjeux culturels se révèlent capitaux, nullement cosmétiques. La diplomatie du Qatar l’a bien compris, qui a beaucoup investi – financièrement et symboliquement – dans le soft power. Capitale des EAU, Abou Dhabi a développé une ambitieuse politique d’ouverture à la culture mondiale, autrement dit à la culture occidentale. Le Louvre et la Sorbonne en témoignent du côté français, mais tout autant les innombrables et vertigineux bâtiments modernes qui font, d’ores et déjà, des EAU une prodigieuse exposition d’architecture postmoderne. Enfin l’Arabie saoudite commence à s’ouvrir à une conception moins autocentrée du patrimoine – en totale contradiction avec les principes wahhabites qui, très préoccupés par les risques d’« idolâtrie », avaient conduit au saccage d’une bonne partie du patrimoine, préislamique bien sûr, mais aussi islamique, du royaume. À cet égard, l’inauguration début octobre, à l’Institut du monde arabe, de l’exposition sur le site archéologique d’Al-Ula est le signe d’un remarquable changement d’orientation, scruté avec attention par les diplomaties occidentales – et pas seulement culturelles. Il n’est pas jusqu’à Oman qui ne fournisse des preuves incontestables d’ouverture. Le sultanat a décidé de jouer la carte du contraste avec le futurisme des EAU : face à Dubaï, la ville de toutes les extrapolations technologiques, ici on interdit les immeubles de grande hauteur, on restaure systématiquement le bâti ancien. Bref, la péninsule est aujourd’hui un lieu d’expérimentations culturelles très contrastées et, souvent, des plus radicales.

Demeurent de vraies inquiétudes. Le Louvre à Abou Dhabi en sait quelque chose, avec quelques petites histoires d’œuvres retirées d’exposition pour cause d’allusion à l’État d’Israël, mais, plus encore, la Sorbonne – ce lieu incroyablement libéral où hommes et femmes se côtoient, où la laïcité est la règle –, sur laquelle s’exerce une pression constante, émaillée de quelques « affaires ». C’est là que le politique reprend l’avantage sur le culturel : que deviendra Oman après le sultan Qabus, en mauvaise santé et sans héritier connu ? Le « despotisme éclairé » – très despotique mais certainement plus éclairé que tous ses prédécesseurs – de MBS (Mohammed Ben Salman) tiendra-t-il face aux couteaux qui s’affûtent ? Le Yémen est-il l’exception qui confirme la règle de la prospérité libéralisante, ou est-il annonciateur d’une crise profonde de toute la région ? Si l’avenir séculaire de la planète dépend essentiellement de l’écologie, son avenir immédiat dépend beaucoup des équilibres politiques de la péninsule Arabique et, comme toujours, la culture en est un indice privilégié.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°535 du 13 décembre 2019, avec le titre suivant : La révolution culturelle de la péninsule arabique

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