Colombie - Politique

En Colombie, le passage éclair de la ministre de la Culture de gauche

BOGOTÁ / COLOMBIE

Patricia Ariza, une figure du premier gouvernement de gauche de l’histoire de la Colombie, ne sera restée que huit mois (*) au ministère de la Culture. Une éviction débattue.

Patricia Ariza devant l'entrée du Teatro La Candelaria à Bogota, en Colombie. © Prune Perromat
Patricia Ariza devant l'entrée du Teatro La Candelaria à Bogota, en Colombie.
© Prune Perromat

Bogotá. Il y avait comme une évidence pour le gouvernement de Gustavo Petro, premier gouvernement de gauche en Colombie depuis l’indépendance du pays au XIXe siècle, de nommer peu après son élection, en juillet dernier, une icône à la tête du ministère de la Culture. Patricia Ariza, 77 ans et figure emblématique du théâtre populaire et militant, et de la gauche colombienne, actrice, poète et dramaturge reconnue, engagée pour la paix, incarnait pour beaucoup le changement et l’espoir. L’espoir de voir enfin la culture se frayer une place au centre des préoccupations nationales pour réformer en profondeur un pays freiné et gangrené depuis son origine par la violence endémique – une tradition d’insurrection et de haines héréditaires. Massivement soutenue par les artistes qui ont pris part activement à la campagne du futur président en mobilisant les jeunes et les couches populaires, la candidature de Gustavo Petro s’est en partie articulée autour de l’impératif de considérer la culture comme un secteur stratégique pour le développement social et l’apprentissage de la paix.

Moins d’un an après son arrivée au pouvoir, l’heure est au désenchantement. En février, la « Maestra Ariza » a été congédiée sans ménagement, prévenue par une assistante quelques minutes avant l’annonce officielle. Deux mois après, son remplaçant n’a toujours pas été annoncé, un professeur de musique, Jorge Ignacio Zorro, inconnu jusqu’à sa nomination l’été dernier au poste de vice-ministre, assurant l’intérim. Début avril, une pétition signée par 648 organisations du secteur et artistes, sommant le président Petro de mettre fin à ce grand flou culturel et de respecter l’une de ses grandes promesses de campagne, est pour l’instant restée sans réponse. Tout comme la lettre ouverte de l’ex-ministre réaffirmant au président son soutien mais lui reprochant de ne pas lui avoir annoncé son éviction « les yeux dans les yeux ».

« Il n’a toujours pas voulu me recevoir », confie au Journal des Arts l’ex-ministre. « Ça fait mal car je me sens écartelée. D’un côté, je ressens de la douleur et, de l’autre, de la loyauté. Et donc, je ne sais pas comment gérer cela car, s’il s’agissait d’un gouvernement de droite, je serais dans la rue, à me battre. » L’icône déchue est retournée au théâtre La Candelaria à Bogotá, un emblème du théâtre populaire colombien qu’elle a co-fondé en 1966 et le laboratoire mythique du concept de création collective en Amérique latine. Les représentations ont repris.

Culture de paix

« Les gens sentent que mon éviction s’inscrit dans le cadre d’un débat culturel qui devait avoir lieu », estime-t-elle. Un débat entre « un ministère qui devient un lieu où se fait la culture et se créent des modèles culturels »à suivre, une ligne plutôt portée par son ancien vice-ministre Zorro et la sienne qui veut « avant tout reconnaître ce qui existe, stimuler, encourager, lutter pour améliorer les conditions des artistes, avoir une perspective de genre et, dans le cas de la Colombie, développer une culture de paix. »

Cette culture de paix, visant à changer des mentalités longtemps marquées par la « culture de guerre » et à inciter les gens à s’approprier enfin les accords de 2016 entre l’État colombien et les guérilleros des FARC, est l’un des grands axes de la politique annoncée à son arrivée. Comme elle aime le répéter,« une paix qui ne se chante pas, qui ne se conte pas, qui ne se représente pas, recule et se meurt de tristesse ».

Cet accent sur une nécessaire transformation à la fois culturelle et sociale pour tendre vers une paix durable sera certainement, selon nombre d’observateurs, ce que l’on retiendra du passage de cette figure de la gauche contestataire au gouvernement. Tout comme une hausse du budget du ministère de 25 % en 2023 par rapport à 2022, même s’il reste le secteur le moins bien doté, avec un peu plus de 0,15 % du budget total. Enfin, de nombreuses initiatives favorisant le spectacle vivant et la visibilisation des savoirs et des cultures locales et régionales, la réinsertion par l’art des victimes du conflit ou de la violence policière.

Une ministre pas assez expérimentée

Sa sortie du gouvernement après six mois à peine révèle pour beaucoup un échec plus global du gouvernement en matière culturelle qui suscite bien des déceptions. « Il existe une affinité idéologique entre de nombreuses positions de la gauche en Amérique latine » et la culture, affirme le politologue et directeur des Presses universitaires Javeriana, Nicolás Morales Thomas. « Mais précisément quand [la gauche colombienne] a la possibilité de déployer une politique publique [en la matière], elle se plante et tout se complique. » Pour lui, « nommer Patricia Ariza était un risque parce que, d’une part, elle ne faisait pas partie du cercle d’intimes de Petro et, de l’autre, elle n’avait jamais mené de politique publique auparavant », ni appris à se mouvoir dans un tel « nid de vipères, une jungle dans laquelle beaucoup savaient qu’elle ne pourrait pas durer longtemps ».

En effet, « indépendamment des qualités de la “Maestra Patricia” en tant que créatrice, gestionnaire, militante, on a noté un manque d’expertise en matière d’administration publique », ajoute Elkin Rubiano, sociologue et directeur des sciences humaines de l’université de Bogotá, Jorge Tadeo Lozano. Il lui reproche également sa vision un peu datée de la culture, particulièrement ses « préjugés » sur les musées accusés d’élitisme quand « depuis plus d’une décennie, ils entretiennent une relation très étroite avec les communautés » et travaillent à « un accroissement de la base des publics ». Interrogée sur la question, Patricia Ariza accepte en partie ces critiques et pointe « un manque de temps » au ministère pour fluidifier davantage sa relation avec le milieu des arts visuels et de l’édition.

« Vous nous avez manqué », lance un spectateur à cette pionnière de la dramaturgie participative à l’issue d’une représentation récente dénonçant les assassinats trop fréquents de « lideresas », femmes militantes en Colombie. Devant ce public militant et conquis, Patricia Ariza sourit. Son œuvre s’intitule : No estoy sola (Je ne suis pas seule).

Erratum

(*) Patricia Ariza a occupé le poste d’août 2022 à février 2023 soit en réalité 6 mois.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°610 du 28 avril 2023, avec le titre suivant : En Colombie, le passage éclair d’une ministre de la Culture de gauche

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