Une offensive sur deux fronts

Carnet de Van Gogh, une opération à double objectifs

Bénéficiant d’une communication digne d’un blockbuster, le livre qui présente le « carnet retrouvé » de Van Gogh pourrait obliger le Van Gogh Museum d’Amsterdam à mieux considérer les dessins

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 22 novembre 2016 - 1359 mots

Soigneusement préparées, la publication et l’annonce aux éditions du Seuil d’un carnet jusqu’ici inconnu comportant 65 dessins de Van Gogh a fait la une de tous les médias. C’était le premier objectif. Il s’agit aussi pour les conseillers de la propriétaire de ce possible trésor d’entamer un dialogue avec le musée d’Amsterdam qui, pour l’instant, doute de l’attribution au peintre de ces esquisses à l’encre réalisées lors de son séjour à Arles.

PARIS - Le soir du 15 novembre 2016, une bande d’amis est réunie chez l’éditeur Bernard Comment. Lorsque le journal télévisé déroule un reportage sur la présentation du livre Vincent Van Gogh, Le brouillard d’Arles, carnet retrouvé (éd. du Seuil), Bernard Comment, l’historienne de l’art Bogomila Welsh-Ovcharov et l’expert Franck Baille se congratulent : lancement réussi ! Le Van Gogh Museum d’Amsterdam a publié, dans la journée, un communiqué de presse affirmant que les dessins présentés dans l’ouvrage ne sont pas de la main du peintre hollandais. Mais le coup était attendu : « Ils ont été très intrusifs vis-à-vis de l’éditeur hollandais, raconte Franck Baille. Ils ont même appelé Ronald Pickvance (spécialiste de la période d’Arles du peintre, qui a préfacé l’ouvrage, NDLR) qui leur a répondu : “Vous êtes stupides et méchants !” ».

Les quelque 150 journalistes présents à la conférence de presse de l’après-midi, à Paris, ont suffisamment raconté la belle histoire de ce « carnet retrouvé » pour qu’elle soit désormais dans toutes les têtes. Une modeste dame de 80 ans détient un carnet de comptes ancien (un brouillard) couvert de 65 dessins. Un jour de 2008, Franck Baille est approché par une relation de cette femme, qui lui parle de dessins de Van Gogh. Expert près les tribunaux et la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Franck Baille est aussi directeur de trois maisons de ventes, à Paris, Aix et Monaco. Il voit le carnet (encore relié à cette époque) et a la certitude qu’il s’agit bien de Van Gogh. Sachant que l’un des éléments fondamentaux de l’expertise d’une œuvre d’art est l’établissement de sa provenance, il s’entoure d’une équipe pour entamer des recherches sur l’histoire de ce carnet. En 2013, Franck Baille rencontre une spécialiste de Van Gogh, Bogomila Welsh-Ovcharov, qui accepte d’écrire un livre sur le carnet. Enfin, en 2015, l’éditeur Bernard Comment a l’occasion de découvrir les dessins. « Je me suis rendu compte de la force d’émotion qu’il y avait là. Quand je suis ressorti, je me suis assis, hébété, sur un banc public pendant près d’une heure pour y réfléchir », raconte-t-il. Sa décision est prise : ce sera un beau livre, mais d’un prix accessible (69 €) car, dit-il, « Van Gogh est un artiste populaire ». Et, en effet, l’ouvrage a fait l’objet de tous les soins : les dessins sont reproduits recto verso en taille réelle et le papier, la photogravure et la maquette sont ce qu’il y a de mieux malgré le prix abordable (« Nous avons rogné sur les marges », insiste Bernard Comment).

Le Van Gogh Museum conteste l’attribution

Le seul grain de sable vient donc du Van Gogh Museum d’Amsterdam. Avant que Franck Baille ne prenne en main la destinée du carnet, de mauvaises photos de quelques-unes de ses pages avaient été envoyées par un proche de la propriétaire à Amsterdam. La réponse fut lapidaire : il s’agissait d’imitations. Franck Baille a, de son côté, écrit deux fois au musée, envoyant des documents de meilleure qualité, mais s’attirant le même verdict. Enfin, en 2013, Bogomila Welsh-Ovcharov s’est rendue au musée, où elle donne par ailleurs des conférences. « Ils l’ont reçue une heure, détaille Franck Baille. Elle avait quelques dessins et des photographies. Ils les ont regardés, se sont absentés 15 minutes pour discuter entre eux et sont revenus. En montrant les photos, ils ont demandé qu’elle apporte au musée les dessins correspondants pour pouvoir les examiner. Outrée de ce comportement, elle a décidé de ne pas leur livrer ses recherches et de les publier. »

Bogomila Welsh et Ronald Pickvance d’un côté et le musée de l’autre, s’affrontent donc par presse interposée. Dans son communiqué, beaucoup plus étoffé que les réponses précédemment données aux courriers, le musée ajoute des détails qui l’incitent à rejeter les éléments techniques et scientifiques apportés par Bogomila Welsh et se plaint qu’aucune mention de son avis négatif sur les dessins ne figure dans le livre. Or, il faut savoir qu’en pratique, un dessin de Van Gogh n’a de valeur réelle sur le marché que s’il a été agréé par le Van Gogh Museum. Franck Baille assure que ni la propriétaire ni lui-même ne sont dans l’optique d’une vente, mais « dans le temps de la présentation au monde de cette découverte extraordinaire » selon l’expert aixois (une exposition pourrait être organisée dans un deuxième temps). Cependant, il est clair qu’il ne jouerait pas pleinement son rôle de conseil auprès de la propriétaire, s’il n’obligeait pas le musée d’Amsterdam à se pencher réellement et sans partialité sur ces dessins et le dossier constitué par Bogomila Welsh. Et quel meilleur moyen de l’y amener qu’un livre qui fait tant parler de lui ?

Un marché sous conditions

En supposant que la propriétaire du brouillard d’Arles veuille mettre ses dessins en vente, elle peut théoriquement se faire une idée de leur valeur en se fondant sur les résultats d’enchères récentes, sachant que très peu d’œuvres sont mises sur le marché. Les prix atteints étant très élevés, les acheteurs potentiels sont frileux. Ils se réfèrent exclusivement au catalogue raisonné établi par Jan Hulsker, un historien de l’art néerlandais décédé en 2002 qui a, au cours de sa carrière, supervisé la Fondation et le Musée Van Gogh d’Amsterdam.
Ainsi, les deux dessins vendus cette année, Femme semant de 1881, par Lempertz à Cologne le 3 juin (pour 1 036 000 €) et Coin de parc, exécuté à Arles en 1888, par Sotheby’s à New York le 14 novembre (pour 2 772 500 $), sont au catalogue de Jan Hulsker et ont été authentifiés par le Musée Van Gogh d’Amsterdam. En 2015, quatre œuvres sur papier et, en 2014, cinq œuvres sur papier ont été vendues par Christie’s et par Sotheby’s, toutes authentifiées dans les mêmes conditions. Ces dernières années, quelques dessins non authentifiés ont été mis en vente avec des estimations modestes sous l’étiquette « manière de Van Gogh » : aucun n’a trouvé preneur. C’est dire si le catalogue Hulsker et l’aval du Musée Van Gogh semblent incontournables.

Les pérégrinations du carnet

Selon Bogomila Welsh-Ovcharov, le carnet de comptes a été donné au printemps 1888 à Van Gogh par les Ginoux, propriétaires du Café de la Gare à Arles. Au moment de son départ de Provence, en 1890, le peintre a demandé à son médecin, le docteur Rey, de rendre aux Ginoux ce carnet sur lequel il avait dessiné. Bogomila Welsh en voit la preuve dans un petit carnet de notes mentionnant ce fait à la date du 20 mai (le Musée Van Gogh d’Amsterdam conteste l’authenticité de ce calepin comme celle du brouillard). C’est un voisin, Bernard Soulé, alors de permanence au café, qui a pris le « grand carnet de dessins ». Marqué « brouillard » au dos, celui-ci aurait été confondu dès ce moment par les Giroux avec un document comptable et stocké avec les archives du commerce. Après la mort de son mari, Marie Ginoux aurait emporté les archives sans les trier, tout près de là, chez sa nièce, Marguerite Crevoulin, qui la logeait. À la mort de Marie, Marguerite aurait, toujours sans les ouvrir, stocké à son tour ces documents dans un local proche. Les biens de la famille Ginoux-Crevoulin passèrent ensuite à Gaspard Basso, propriétaire du café à partir de 1930. Tous ces bâtiments qu’avait connus Van Gogh furent détruits par les bombardements alliés de 1944 et, selon la propriétaire actuelle du carnet de dessins, c’est un peu plus tard que sa mère, une parente par alliance des Basso, a trouvé le brouillard. Elle a offert celui-ci à sa fille pour ses 20 ans, soit vers 1956. Le calepin est resté dans une valise contenant divers documents et a été retrouvé par Franck Baille.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°468 du 25 novembre 2016, avec le titre suivant : Carnet de Van Gogh, une opération à double objectifs

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