Intelligence artificielle (IA) - Société

ENTRETIEN

Arthur I. Miller : « La créativité des machines est infinie »

L’universitaire britannique estime que les ordinateurs seront un jour aussi créatifs que les humains, voire plus. Un point de vue qui ne fait pas l’unanimité.

Arthur I. Miller est professeur émérite d’histoire et de philosophie des sciences à l’University College de Londres. Il est l’auteur de The Artist in the Machine : The World of AI-Powered Creativity, publié en 2019 par MIT Press. L’ouvrage explore l’intelligence artificielle (IA) et la créativité dans l’art, la littérature et la musique. Arthur I. Miller a aussi organisé des expositions sur l’interface entre l’art et la science à Athènes, Londres et Berlin.

Vous affirmez que les machines seront un jour aussi créatives que les êtres humains. Pourquoi ?

À travers mon travail, je me suis rendu compte que les machines ne sont pas de simples objets. Elles sont créatives à l’intérieur d’elles-mêmes, mais elles sont regardées comme un risque pour la créativité humaine, étant susceptibles de la supplanter. Or, il est possible de prendre les choses différemment et d’utiliser l’observation du cerveau humain comme une porte d’entrée pour enquêter sur la créativité des machines. Notre cerveau est un système de traitement d’informations. Dans sa façon de conceptualiser, il produit des probabilités et manipule des chiffres. C’est à partir de cette activité que se produit la créativité. Alors, pourquoi ne se produirait-elle pas dans une machine ? Si vous enlevez le capot d’un ordinateur, vous voyez qu’il est composé d’un réseau de câbles et de transistors. Enlevez le capot de notre cerveau, notre boîte crânienne, et vous verrez une masse de veines et de nerfs. Nous sommes des machines biologiques. L’IA est « artificielle » juste parce qu’elle se produit dans une machine et non dans un humain. Mais le terme d’« intelligence artificielle » est pour moi un oxymore. Ces « machines » évolueront comme nous avons évolué.

Le processus de créativité est-il le même chez les machines que chez les humains ?

Pas encore, mais à long terme oui, c’est mon hypothèse. À ce stade, les machines sont déjà capables de résoudre les problèmes de la même manière que les humains. Pour rappel, le mathématicien Henri Poincaré définit ce processus en quatre phases. La première équivaut à l’étape consciente au cours de laquelle nous travaillons à un problème, à notre bureau. Nous sommes ensuite bloqués face à ce problème et nous devons faire une pause. Mais c’est juste une pause consciente parce que la volonté de résoudre un problème continue de travailler de façon inconsciente. Dans cette phase inconsciente, différentes forces de la pensée peuvent agir. C’est ce qui mène à la troisième étape : l’illumination. La résolution du problème émerge, puis apparaît dans la conscience. Vient ensuite la phase de vérification de cette intuition. C’est un processus similaire chez les machines.

Peut-on parler de phases de « conscience » et d’« inconscience » pour les machines ?

Actuellement, il n’y a pas d’étape consciente, les réseaux de neurones artificiels n’ont rien qui ressemble à une conscience. De ce fait, les machines mettent l’accent sur l’étape inconsciente, la plus importante. Dans ces réseaux de neurones artificiels, cette étape consiste en l’échange d’informations entre les couches de neurones artificiels de la machine. Comme dans notre cerveau, il peut être rapide ou impliquer une réflexion sur les données.

Que manque-t-il aujourd’hui aux machines pour être pleinement créatives, comme les humains ?

C’est lié à une autre étape importante, qui repose sur ce que j’appelle les caractéristiques de la créativité, c’est-à-dire la compétitivité, la prise de conscience du monde, les émotions, la capacité de discerner ce qui constitue un problème fondamental et de penser à travers différentes disciplines. Avec le temps, je suppose, les machines posséderont ces caractéristiques et seront ainsi aussi créatives que nous.

Une machine ne peut pas ressentir le monde dans sa chair, condition sine qua non pour la création artistique… Nous en sommes encore aux premiers jours de l’intelligence artificielle. On pense que les machines ne peuvent pas être vraiment créatives parce qu’elles ne sont pas dans le monde et qu’elles ne font pas l’expérience de communier avec la nature ou de tomber amoureux, par exemple. Mais elles vont finir par acquérir ces capacités de façon virtuelle. Dans un futur proche, les machines pourront parler de façon fluide. Elles seront à même de vraiment lire le Web et d’acquérir plus de langages que nous ne le pouvons au cours de toute notre existence. Elles seront capables de se convaincre elles-mêmes, et nous-mêmes, qu’elles ont acquis les expériences qui semblent être essentielles pour la création : le désespoir, l’amour, la haine…

Arthur I. Miller, The artist in the machine, 2019. © MIT Press
Arthur I. Miller, The artist in the machine, 2019.
© MIT Press
Une machine pourra-t-elle développer une vraie compréhension du monde uniquement en « lisant » des textes ?

La réponse est oui ! Imaginons une personne avec un handicap, comme Helen Keller (une autrice américaine née en 1880 et morte en 1968), qui est née aveugle et sourde. Ces personnes peuvent apprendre à travers des instructions comment vivre dans le monde auquel elles appartiennent. Beaucoup de scientifiques de l’informatique croient que des grands modèles linguistiques comme ChatGTP, GTP-4 et l’IA générative, qui crée de nouveaux contenus tels du texte ou de l’image, pourront un jour passer du seuil de l’objet sans conscience à celui d’objet conscient.

Quels sont les indicateurs allant dans ce sens ?

Un large modèle linguistique peut indiquer quand une blague est drôle ! C’est assez incroyable que des systèmes artificiels aient désormais ce sens de l’humour. Ils peuvent produire une prose correcte et même parfois un art étonnant. Prenez Dall-E 2 [une application développée par la société OpenAI (San Francisco) qui transforme les descriptions textuelles en images hyperréalistes]. Si vous entrez la proposition « joie infinie », elle est capable de produire une image qui corresponde à ce concept. Pour des systèmes artificiels, comprendre des concepts aussi compliqués que celui de « joie infinie » et les manipuler donne l’impression que quelque chose est en train de se passer à l’intérieur de ces machines et que cela va au-delà des chiffres et des probabilités.

Manipulation des concepts ne veut pas dire sensibilité… Les machines ne risquent-elles pas de produire une parodie d’art ?

Une communication entre deux machines peut être faussée, mais ce qui se passera dans le futur, c’est l’incarnation des machines. Elles seront mises dans des robots. Ce seront les cerveaux de robots qui apprendront en explorant des concepts de sens commun dans le monde réel. Elles vont être capables de nouer leurs lacets, par exemple, mais aussi de développer un sens des émotions. La physiologie d’une machine ne sera pas composée uniquement de métal. Il y aura de nouveaux types de métaux dont nous n’avons pas connaissance aujourd’hui et probablement dotés d’un intérieur mou à l’image d’un « répliquant » dans le film Blade Runner [2001], par exemple. Mais cela prendra du temps avant que ces progrès ne soient réalisés.

C’est un futur qui a de quoi inquiéter… Pourquoi restez-vous optimiste quant au développement de l’IA ?

Accepter ce type de futur est difficile pour beaucoup de gens parce qu’ils ont des scénarios dystopiques dans la tête… Or, rien ne prouve que des robots vont nous pourchasser dans la rue ! Ces scénarios sont le reflet de notre anxiété et de nos peurs. Mais le lion est sorti de sa cage, l’IA existe, on ne peut plus faire marche arrière. Il faut donc faire avec, et ce que l’on peut faire, c’est lui apprendre à être créative et à être notre amie. Mais l’IA est déjà notre amie : elle peut enrichir et améliorer la qualité de nos vies. Dans la santé, elle peut observer les données, elle pourra identifier les maladies qui émergent, les pandémies. L’IA nous aidera à développer des vaccins, des médicaments pour prévenir les virus. Ces machines vont donner un nouveau sens à la vie. Collaborer avec l’IA va enrichir notre créativité et sa propre créativité. Prenez les développeurs de logiciels : ceux qui créent des codes en travaillant avec GPT-4 sont 55 % plus créatifs que ceux qui travaillent tout seuls.

Dans le domaine de l’art, l’IA va-t-elle apporter autre chose qu’une concurrence « déloyale » aux artistes ?

Il y aura une concurrence. Est-ce une menace ? tout dépend de la façon dont vous interprétez ce phénomène. Je pense que les artistes utilisant de la peinture à l’huile et des chevalets vont disparaître. Plus personne ne sera intéressé ! Les écoles d’art finiront peut-être par ne plus enseigner ces techniques… Ensuite, il y aura des artistes qui collaboreront avec l’IA, c’est ce que l’on observe en ce moment. Mais plus tard, des machines travailleront d’elles-mêmes, du début jusqu’à la fin. Vous aurez des robots qui iront dehors et qui se diront : tiens, c’est un beau coucher de soleil, je vais peindre cela ! Ils seront même capables de jauger la valeur de leur art. Ils auront leur propre créativité, leur propre façon de penser.

Dans combien de temps imaginez-vous l’apparition de ces premiers robots artistes ?

Les changements sont très rapides. Pour que les machines deviennent aussi intelligentes que nous, je dirais d’ici dix à vingt ans. Déjà des machines peuvent penser, elles savent résoudre différents types de problème. Elles apprennent de l’expérience, peuvent planifier. À ce stade, l’art produit par intelligence artificielle n’est pas terrible, mais je pense que l’IA finira par produire des œuvres qu’on ne peut même pas imaginer. Mais la super-intelligence artificielle, celle qui permettra de produire cet art supérieur à celui des humains, prendra du temps.

Pourquoi affirmez-vous que l’art des machines finira par être « supérieur à celui des humains » ?

Les machines ont une capacité infinie de créativité. Notre cerveau est restreint par le volume de notre boîte crânienne. D’une certaine manière, le cerveau des machines s’étend à la planète tout entière. Ces machines devront alors nous expliquer à nous, humains, comment apprécier leur art.

Le développement de l’IA pourra-t-il un jour signer la fin de l’art réalisé par des humains ?

Ce débat rappelle celui des années 1830, quand la photographie est apparue. On a cru que c’était la fin de l’art, que la seule chose qu’il était nécessaire de faire était de pointer une machine vers un objet et de prendre une photo. Tout le monde était capable de faire cela, donc tout le monde était susceptible de faire de l’art, donc l’art en tant que tel était fini. Cela a pris plus de cinquante ans pour que les gens se rendent compte que la photographie était aussi une forme d’art, que c’était un outil d’interprétation de la nature. Ainsi, au lieu de détruire l’art, la photographie l’a amélioré, elle l’a revitalisé. Et cela a permis à de nouvelles formes d’art d’émerger comme l’impressionnisme et jusqu’au cubisme de Picasso.

Cette dynamique peut-elle se produire avec l’IA ?

L’art issu de l’IA va certainement développer de nouveaux styles de l’art humain. Mais d’ici là, la vie sur Terre aura radicalement été transformée. Dans un avenir lointain, nous fusionnerons de plus en plus avec les machines.

Que reste-t-il à faire pour les artistes d’aujourd’hui ?

Je leur dirais d’apprendre de ces machines. Nous n’avons pas besoin d’avoir un penchant pour la technologie pour utiliser l’IA générative. Vous pouvez l’utiliser de votre ordinateur, il faut expérimenter ! On peut produire du texte à partir d’un texte, une image à partir d’un texte. Vous pouvez même utiliser votre propre image et voir ce que l’IA en fait pour vous en inspirer.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°625 du 19 janvier 2024, avec le titre suivant : Arthur I. Miller : « La créativité des machines est infinie »

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