Qatar - Musée

ENTRETIEN

Julia Gonnella : « Nous racontons l’histoire à partir de là où nous sommes »

Par Rémy Jarry, correspondant en Asie · Le Journal des Arts

Le 16 juin 2023 - 1299 mots

La directrice du Musée d’art islamique de Doha revient sur les points-clés de la nouvelle muséographie de l’institution qui a rouvert ses portes en octobre 2022, à la veille de la Coupe du monde de football au Qatar.

Julia Gonnella. © Marc Pelletreau / MIA
Julia Gonnella.
© Marc Pelletreau / MIA

Julia Gonnella a mené le nouvel accrochage du Musée d’art islamique (MIA) de Doha (Qatar) depuis sa nomination à sa direction en 2017. Son équipe curatoriale – entièrement féminine – a conçu un parcours ad hoc ciblant en priorité le public qatari et arabe, tout en exposant l’art islamique des principales régions du monde sur trois continents, depuis Al-Andalus en Espagne jusqu’à l’archipel indonésien.

Quel a été votre parcours jusqu’à votre actuel poste de directrice du MIA ?

Je travaillais pour le Musée d’art islamique de Berlin avant ma nomination en 2017. J’ai collaboré auparavant avec plusieurs musées allemands en free-lance, toujours sur les arts islamiques. En parallèle, j’ai travaillé en tant qu’archéologue, en particulier en Syrie où j’ai participé à des fouilles sur le site de la citadelle d’Alep pendant une dizaine d’années. Prendre la direction du MIA a été une excellente opportunité pour moi car le musée est indéniablement l’un des meilleurs du genre au monde. En outre, c’était une occasion unique de diriger le nouvel accrochage des galeries à partir de l’une des plus belles collections d’art islamique. Le MIA couvre en effet l’ensemble du monde islamique de l’ère classique, de l’Espagne à l’Indonésie.

Qu’est-ce qui a motivé la refonte de la muséographie du MIA une quinzaine d’années seulement après son ouverture ?

L’architecture de Ieoh Ming Pei (1917-2019) et le design intérieur de Wilmotte & Associés ont donné naissance à l’un des plus beaux musées au monde. Quant à l’approche muséographique initiale, elle célébrait l’art islamique du point de vue de l’expérience esthétique et émotionnelle du visiteur. Malgré la beauté des objets exposés et de la scénographie, la dimension éducative restait en deçà de la vision et mission que le Qatar avait pour ce musée. Les cartels étaient très succincts et ne parvenaient pas à redonner vie aux objets. Ce constat fut amplement confirmé par une enquête menée auprès de nos visiteurs. La nécessité d’un réaménagement de la collection s’est donc imposée rapidement. Une équipe curatoriale étoffée a été mise en place afin de concevoir une trame narrative à la fois historique (du VIIe au XXe siècle), géographique (de l’Europe à l’Asie) et culturelle (de la pratique religieuse aux traditions hospitalières, en passant par l’éducation et la science).

Cette nouvelle muséographie s’est-elle accompagnée de nouvelles acquisitions ?

Une grande partie de la collection fut constituée avant l’ouverture du musée sous l’égide de Cheikh Saud bin Mohammed Al-Thani (1966-2014), dans les années 1990 et 2000. Notre conservatrice Mounia Chekhab Abudaya a d’ailleurs réalisé une magnifique exposition avec Hubert Bari intitulée « A Falcon’s Eye » (2021) sur ce collectionneur hors pair. Il y a eu plusieurs acquisitions importantes par la suite par l’intermédiaire de Qatar Museums. Depuis mon arrivée, nous n’avons acquis que quelques pièces, de textile en particulier. Nous nous sommes vraiment concentrés sur la collection existante pour le nouvel accrochage. Nous avons aussi certaines pièces provenant de collections partenaires, celle de Qatar Museums (« General Collection ») en particulier.

Avez-vous eu à gérer des problèmes de provenance ou des demandes de restitution depuis votre nomination ?

Il s’agit d’un sujet important auquel de nombreux musées occidentaux doivent actuellement faire face, et qui est très souvent lié au passé colonial. Ici, la situation est différente. J’ai entendu parler de demandes isolées mais n’en ai reçu aucune au cours de mes six années de mandat. Par ailleurs, nous avons mené des recherches systématiques de provenance pour l’édition de notre nouveau catalogue [éd. Thames & Hudson]. C’est la première fois qu’un travail aussi rigoureux a été accompli au Qatar.

La nouvelle muséographie explore l’art islamique au-delà du monde arabe. Avez-vous rencontré de quelconques résistances par rapport à cette ouverture au reste du monde musulman ?

Non, nous n’avons pas eu de résistance jusqu’à présent, et je ne pense pas qu’il y ait de risque à ce sujet. L’approche du musée est plutôt simple : nous racontons l’histoire à partir de là où nous sommes, tout en couvrant le monde entier. En outre, le MIA ne contrevient à aucun dogme. Nous avons sincèrement cherché à célébrer l’art de chaque lieu spécifique.

Musée d'art islamique de Doha. © Marc Pelletreau / MIA
Musée d'art islamique de Doha.
© Marc Pelletreau / MIA
Comment positionnez-vous le Musée d’art islamique par rapport au « musée universel », un concept parfois controversé pour sa vision euro-centrée ?

Nous espérons que le MIA n’est pas trop occidental en fait, et qu’il rend hommage à l’endroit où il se trouve. Nous avons beaucoup échangé sur ce point au sein de notre équipe curatoriale afin de le positionner dans le contexte mondial. Notre approche éducative s’adresse ainsi d’abord au public qatari et arabe. Même s’il célèbre la beauté et la grandeur de l’art islamique dans sa diversité, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un musée universel en tant que tel. Dès que vous traitez d’histoire, vous n’en livrez qu’une version en fonction de l’endroit où vous vous situez, pas l’histoire complète. C’est pourquoi nous avons affecté une aile aux sujets religieux et à la foi pour les visiteurs arabophones pouvant lire les manuscrits exposés. Même chose pour la galerie consacrée à l’oumma (« communauté » en arabe), sur ce qui unit la communauté musulmane indépendamment des États-nations. Je n’aurais jamais envisagé de telles galeries dans un musée européen.

Avez-vous considéré l’intégration d’un volet sur les différents courants de l’islam, comme le sunnisme, le chiisme et l’ibadisme ?

Non, nous n’abordons pas cela, et il n’en a jamais été question. Je ne pense pas que ce soit la vocation du musée. Le MIA n’est pas un musée de théologie. Nous montrons toutefois des manuscrits chiites et soufis que nous contextualisons mais sans les catégoriser de ce point de vue. La dimension religieuse du musée est surtout portée par l’esprit commun de l’Islam. J’ai été surprise de retrouver une approche similaire au cœur de la Biennale des arts islamiques [23 janvier-23 mai 2023] à Djeddah [Arabie saoudite] que j’ai beaucoup appréciée : ni sécularisée ni religieuse, mais très émotionnelle et spirituelle.

Qu’en est-il des visiteurs du musée avant et après la réouverture ?

Le musée fait partie de la vie des Qataris depuis bientôt quinze ans. Nous avions en moyenne 500 000 visiteurs par an avant la pandémie. Pour la seule exposition « Syria Matters » [23 novembre 2018-30 avril 2019], nous avons reçu 100 000 visiteurs. Depuis la réouverture, nous avons évidemment bénéficié de la Coupe du monde avec un pic à plus de 41 000 visiteurs en décembre 2022. La fréquentation s’est bien maintenue au cours de l’hiver. Nous recevons par ailleurs de nombreux groupes de touristes, les passagers de bateaux de croisière faisant escale à Doha en particulier.

Quelle est votre stratégie numérique, de la numérisation des collections à la communication sur les réseaux sociaux ?

Environ 1 000 objets ont déjà été numérisés. Qatar Museums développe par ailleurs une plateforme commune à tous les musées qataris. Nous attendons leur feu vert pour le lancement. Quant aux réseaux sociaux, nous disposons d’un compte sur Instagram, très important au Moyen-Orient, ainsi que sur Facebook. Je pense toutefois que nous devons encore nous améliorer.

Quel est votre programme d’expositions temporaires après « Baghdad : Eye’s Delight » organisée pour la réouverture ?

Notre prochaine exposition est une collaboration avec la Freer Gallery of Art de Washington consacrée à Ispahan pendant la dynastie safavide. Intitulée « Fashioning an Empire », elle porte sur la production textile et la mode au cours du règne du Shah Abbas Ier le Grand (1587-1629). Elle devrait être suivie d’une autre consacrée au Maroc.

Avez-vous des projets en cours avec la France ?

Nous n’en n’avons pas pour le moment mais collaborons régulièrement sur des prêts d’œuvres. L’ambassade de France est par ailleurs très active et nous avons Idam, le restaurant d’Alain Ducasse au 5e étage de notre musée !

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°613 du 9 juin 2023, avec le titre suivant : Julia Gonnella : « Nous racontons l’histoire à partir de là où nous sommes »

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