Musique - Politique culturelle

Un modèle de social-démocratie culturelle

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 28 mars 2024 - 656 mots

L’entreprise Spotify est mauvaise joueuse. Comme les autres plateformes de distribution numérique de musique en streaming – traduisons : en flux continu –, elle sera, à partir de cette année, soumise à une nouvelle taxe, dite « taxe streaming », à hauteur de 1,2 % de son chiffre d’affaires et destinée à abonder le budget du Centre national de la musique (CNM).

Femme écoutant de la musique avec un casque, image générée par intelligence artificielle. © Pixabay License, Cr-AI-tive
Femme écoutant de la musique avec un casque, image générée par intelligence artificielle.

Précisons déjà, à ce stade, que les plateformes concernées sont celles dont le chiffre en question est supérieure à 20 millions d’euros, ce qui en France inclut Deezer mais exclut, par exemple, Qobuz, qui propose une diffusion sans compression sonore, donc de meilleure qualité, mais – heureusement pour elle, on le voit – qui attire moins les foules. Spotify – la seule, jusqu’à présent, parmi les entreprises dominantes du secteur – a décidé d’informer ses abonnés d’une augmentation de ses tarifs, en précisant bien : limitée à la France. En langage clair : voyez comment ce pays étatique et bureaucratique taxe à tout bout de champ, au détriment du public.

L’une des raisons du silence des concurrents tient peut-être à ce que ceux-ci savent pertinemment que cette taxe n’a pas pour objet, comme la plateforme suédoise l’a laissé entendre, de financer le fonctionnement – traduisons : les fonctionnaires (qui n’en sont pas) – du Centre national de la musique (CNM), puisque ces dépenses sont prises en charge par le budget du ministère de la Culture. Si Spotify était plus sérieuse, ou moins aveuglée, elle saurait déjà que le Centre, récemment créé (2020), bénéficie d’un revenu analogue d’aide à la création, en complément d’une taxation sur le spectacle musical « vivant », à hauteur de 3,5 % sur la billetterie, mise en place depuis ses origines.

L’enjeu est plus ancien et, surtout, plus profond que cette petite guérilla. L’idée qui a présidé à la création du CNM se situe dans une histoire remontant à rien moins que l’après-guerre, le Centre étant le troisième d’une suite d’établissements fondés sur le même principe : le Centre national du livre et, plus encore, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Le coup de génie initial, en ce qui concerne le CNC, date de 1948 et s’éclaire par l’atmosphère générale de « guerre froide », autrement dit par la certitude pour les entreprises françaises de production cinématographique d’être bientôt écrasées par les géants américains – question d’actualité en 2024.

Le CNC existe alors depuis deux ans et sa seule existence invente déjà une figure politique inédite : un établissement administratif d’État ayant pour mission de réguler mais aussi d’aider tout un secteur culturel sans toucher aux fondamentaux du capitalisme. La « taxe spéciale additionnelle », destinée à contribuer au financement du cinéma français, s’applique au droit d’entrée dans les salles de cinéma, quel que soit le film projeté. Chaque spectateur est donc automatiquement transformé en subventionneur du cinéma français, même – et surtout – quand le spectateur en question s’en est allé voir un blockbuster américain. S’il y a encore aujourd’hui un cinéma français, ce n’est pas au génie de tel ou tel réalisateur qu’on le doit, mais à ce dispositif fiscal, raffiné ultérieurement dans un sens qualitatif (avance sur recettes, etc.). D’autres pays que la France se sont, depuis lors, inspirés de ce modèle.

Dans le détail, la « taxe streaming » de 2024 sera intégralement réinjectée dans le soutien à l’industrie musicale française, de la formation à l’enregistrement, du festival aux salles de concert, en passant par les magasins de disques – lesquels n’ont pas pu en leur temps bénéficier de l’équivalent de la « loi Lang » pour le livre et les libraires.

Ce mécanisme de redistribution est typique de ce que l’on peut appeler, appliqué au domaine de la culture, le modèle social-démocrate : conservation du système capitaliste mais régulation au profit de la production nationale, et aussi, notons-le, des petites structures, des indépendants et autres « artistes émergents ». Spotify est une entreprise suédoise : elle devrait bien savoir ce qu’est la social-démocratie. Peut-être ne le sait-elle que trop bien.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°629 du 15 mars 2024, avec le titre suivant : Un modèle de social-démocratie culturelle

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque