Art moderne

Le Grand Palais raconte Hopper

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 17 octobre 2012 - 1190 mots

Huit ans après la Tate Gallery à Londres, le Grand Palais offre une rétrospective majestueuse de l’œuvre d’Edward Hopper, icône de la peinture américaine du XXe siècle.

Edward Hopper (1882-1967) parlait peu mais bien. À croire sa biographe Gail Levin, l’homme était un taiseux, non pas par timidité mais par économie de moyens. « Les hommes de peu de mots sont les meilleurs », aurait dit William Shakespeare… Aller droit au but, ne pas s’embarrasser du superflu, être efficace, sont autant de préceptes par lesquels il est tentant d’interpréter la méthode Hopper. Des images dépouillées mais fortes, et parfois même cinglantes. Or de telles caractéristiques sont volontiers associées à l’esprit américain, peuple pragmatique si l’en est, peu prompt à concéder ses états d’âme. Hopper, peintre américain par excellence ? C’est oublier que de pareils clichés l’irritaient au plus au point : « Toutes ces histoires sur la « scène américaine » me rendent fou. Je n’ai jamais essayé de représenter la scène américaine comme l’ont fait Benton et Curry et les peintres du Middle West. Je pense que les peintres de la « scène américaine » ont caricaturé les États-Unis. J’ai toujours essayé de peindre ce que je suis. Les peintres français ne parlaient pas de « scène française », ni les peintres anglais de « scène anglaise ». Ça me met toujours en fureur. La dimension américaine est dans le peintre. Il n’a pas besoin de s’évertuer à l’acquérir. »

Réalisée avec le Musée Thyssen-Bornemisza à Madrid, en partenariat avec le Centre Pompidou, la rétrospective du Grand Palais rappelle qu’avant l’avalanche de discours critiques, d’appropriations photographiques, cinématographiques et littéraires, de posters et de cartes postales, existe un œuvre magistral. Les foules qui se pressent aujourd’hui à Paris pour découvrir les célébrissimes Nighthawks, Soir bleu ou encore la Maison près de la voie ferrée témoignent que Hopper est un peintre aussi populaire qu’inclassable. N’en déplaise à l’« européenophile » Alfred H. Barr, directeur du tout jeune Museum of Modern Art (MoMA) à New York qui, dans le catalogue de la première rétrospective consacrée au peintre en 1933, soutient que cet œuvre s’inscrit dans la lignée de Cézanne et du cubisme. Force est de constater que Hopper a glissé entre les mains des critiques qui ont voulu le figer dans un rôle précis à chaque point de sa carrière : le réalisme de l’Ashcan School, le puritanisme patriotique, le formalisme décoratif, l’arrière-garde figurative… Ceci en dépit des écrits explicites et des prises de position publiques de l’intéressé.

Héliotropisme du peintre
Maître d’œuvre de l’exposition, Didier Ottinger raconte cette trajectoire dans le paysage divisé de l’art américain du XXe siècle, aussi droite dans l’esprit du peintre que ballottée dans le champ critique. Les années de formation retracées dans les premières salles révèlent un creuset hétéroclite : les débuts en 1900 à la New York School of Art placés sous l’autorité de Robert Henri, chantre d’un art américain libéré du joug académique à l’européenne ; les multiples séjours à Paris (1906, 1909 et 1910) dont il retiendra les paysages citadins et synthétiques d’Albert Marquet, les mises en scène intimes et le modelage des corps de Félix Vallotton ; l’ambiance des salles de spectacle chez Walter Sickert et Edgar Degas ainsi que les cadrages originaux de ce dernier. S’y ajoute un intérêt marqué pour les vues urbaines déshumanisées d’Eugène Atget et de Matthew Brady. « En réalité, je n’ai pas subi d’influences. Je ne le dis pas par vanité. Chaque artiste a un noyau d’originalité – un noyau identitaire qui lui est propre », dira Hopper.

Les incursions dans la gravure et l’illustration commerciale (par nécessité alimentaire, entre 1906 et 1914) achèvent de façonner son identité stylistique, qui apparaît au début des années 1920 dans la série d’aquarelles réalisées à Gloucester. Les maisons et les rues de ce qui était alors un petit village de pêcheurs du Massachusetts très prisé des artistes tels Winslow Homer ne trahissent aucune activité humaine. Et la Nouvelle Angleterre, son ciel si bleu et sa luminosité cristalline, s’installe à demeure dans l’œuvre de Hopper.

S’affranchissant des sources extérieures, le parcours se concentre dès lors sur les tableaux des quarante dernières années. D’une grande sobriété, la scénographie se met au service des œuvres et devient plus aérée au fil des salles, reflétant le retrait grandissant du peintre. À cet instant, la lumière se fait omniprésente, au point que Didier Ottinger parle d’« héliotropisme ». Naturelle, elle sculpte les paysages et l’architecture, agit en élément révélateur, salvateur. Artificielle, elle éclaire les travers d’une société de consommation dont le vernis ne parvient pas à cacher le désarroi. Une dichotomie que l’on peut résumer en deux « portraits » de femmes à peine vêtues : assise sur son lit, la première regarde par la fenêtre et s’imprègne des promesses de l’aube (Morning Sun, 1952) ; la seconde s’exhibe sur la scène d’un théâtre burlesque sous les feux des projecteurs (Girlie Show, 1941). Y voir une dimension religieuse serait faire fausse route : de son éducation stricte dans la foi baptiste, Hopper a conservé l’ascétisme mais a rejeté en bloc le fanatisme et la bienséance. Sa voie sera celle du scepticisme de Montaigne popularisé par Ralph Waldo Emerson ; d’une spiritualité en lien avec la nature aussi. On ne peut qu’imaginer la richesse de sa vie intérieure : « Mon objectif en peinture a toujours été la transcription la plus exacte possible de mes impressions les plus intimes de la nature. » Hopper charge d’émotion  des sujets d’une grande trivialité : plus une scène paraît banale, plus il en émane une tension dramatique déroutante. En témoigne l’emblématique Sun in an Empty Room, qui conclut le parcours. Une chambre vide éclairée par le soleil, dans laquelle se tenait un personnage que Hopper a fini par effacer. Comme un plateau de théâtre éclairé côté cour.

Si le catalogue de l’exposition est structuré par le récit de Didier Ottinger – lequel insiste sur la théâtralité du travail d’Hopper par opposition à l’univers cinématographique auquel il est systématiquement rattaché –, il ne détaille  pas précisément les œuvres. L’ouvrage se contente d’offrir une vue d’ensemble, étayée par une sélection importante de textes critiques et d’entretiens publiés entre 1931 et 1996. Aussi regrette-t-on que les interprétations très personnelles du commissaire n’y soient pas plus développées. À l’image de cette proposition inattendue et originale qui voit en Nighthawks une version moderne de la Ronde de nuit de Rembrandt, où les gangsters de la pègre new-yorkaise auraient repris le rôle protecteur des miliciens amstellodamois.

EDWARD HOPPER

Jusqu’au 28 janvier 2013, Galeries nationales du Grand Palais, 3, av. du Général-Eisenhower, 75008 Paris
tél. 01 44 13 17 17, www.rmngp.fr, tlj sauf mardi et 25 déc. (tlj pdt les vac. scol.), du mercredi au samedi 10h-22h, dimanche et lundi 10h-20h, 24 et 31 déc. 10h-18h.

Catalogue, éd. RMN-Grand Palais, 368 p., en français et en anglais, 45 €. À lire aussi : Didier Ottinger, Hopper, ombre et lumière du mythe américain, « Découvertes Gallimard », 2012, 13,60 €.

- Commissaire : Didier Ottinger, directeur adjoint du Musée national d’art moderne

- Scénographie : agence bGc studio

Voir la fiche de l'exposition : Edward Hopper

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°377 du 19 octobre 2012, avec le titre suivant : Le Grand Palais raconte Hopper

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